"Si loin" a connu un succès exceptionnel en Equateur : 200 000 spectateurs et 24 semaines à l'affiche dans un pays qui n'est pas couvert de multiplex. Le cinéma équatorien n'a produit que 17 longs métrages entre 1924 et 1999, et l'arrivée sur les écrans français (certes limités à cinq) de ce film couvert de récompenses constitue donc une véritable rareté. Mais heureusement, ce dernier ne se cantonne pas dans la catégorie "curiosité ethnographique", car nous sommes devant une oeuvre dont la clarté scénaristique et la maîtrise de la réalisation impressionnent, à plus forte raison pour un premier film.
Un des principaux intérêts du road movie est de permettre des rencontres apparemment aléatoires, et dont la juxtaposition permet de décrire la diversité du pays traversé. Ici, on retrouve cette fonction, avec la dimension supplémentaire du voyage à deux, puis à trois. On fait donc pêle-mêle la connaissance d'une gamine vendeuse de chewing-gum bavarde et débrouillarde, de journalistes dragueurs maladroits et à la déontologie approximative, d'une autre gamine dont la mère travaille en Espagne, d'un gosse de riche en 4x4, macho et supporter du club de Quito, et d'un motard amérindien serviable.
Et puis, Tania Hermida joue sur l'opposition de ses deux héroïnes : la catalane Esperanza est volubile, sociable et un brin naïve ; l'équatorienne (mais descendante de colons espagnol, comme seulement 7 % de la population ; le motard quechua la prend d'ailleurs pour un touriste, et quand elle s'insurge et proclame qu'elle est équatorienne, il réplique "Ca ne se voit pas") Teresa est taciturne, revendicative, et comme elle dit elle-même, "contre tout". Lorsqu'Esperanza se présente, elle lui fait croire qu'elle s'appelle Tristeza, et ce n'est qu'à la fin de leur périple qu'elle lui décline sa véritable identité.
Tania Hermida utilise aussi cette opposition pour parler de son pays, et du regard occidental sur celui-ci. Elle explique sa volonté de rompre avec "les conventions d'un certain "Cinéma du Tiers Monde" en dépassant les limites de l'étude de moeurs, en refusant une satisfaction visuelle de carte postale ou la folklorisation de la misère". Elle poursuit en souhaitant que son film propose "une réflexion ironique sur nos certitudes qui se révèlent souvent dérisoires au moment de se confronter à ce qui est autre, à la différence. J'aimerais que le public retienne de ce film son parti-pris critique évitant les dogmes, son humour sans concession, sa nature profondément personnelle, et pour cette raison, capable d'assumer les risques d'une recherche de nouvelles formes narratives."
Objectif atteint, tant en ce qui concerne l'humour, basé sur le burlesque des situations (les déclinaisons autour de l'urne funéraire de la grand-mère, le supporter arrêtant sa voiture dans une paysage désertique pour exécuter une petite danse avec le drapeau de son club après que celui-ci ait ouvert le score, ou le chauffeur de taxi passant d'une attitude obséquieuse à la diatribe anti-colonialiste), que le style narratif plutôt original : la présentation en voix off de chaque personnage principal et même des lieux traversés, un effet d'accélération obtenu par une accumulation de faux raccords, ou la prépondérance des plans larges.
«Le pays s’écroule et on boit de la pina colada», se lamente Teresa en apprenant la démission du président sous la pression de l'armée. Cette réplique résume bien la concordance du destin des personnages, et particulièrement de Teresa, et du pays lui-même. Alors, il y a bien ça et là quelques maladresses, des dissertations un brin prétentieuses et quelques insistances inutiles (la tirade de Jesus à cheval qui s'adresse à Esperanza comme s'il était Don Quichotte, par exemple). Mais "Si Loin" est surtout une oeuvre étonamment mature, offrant à la fois une histoire attachante et une carte postale décalée et sensible sur un pays que Tania Hermida donne envie d'aimer jusque dans ses plus petits défauts.
http://www.critiquesclunysiennes.com