Martin Scorses est un grand maître, un des dernier représentants du nouvel Hollywood. Mais depuis 10 ans, sa filmographie se déroulant en dents de scie entre un Gangs of New York qui souffre d’avoir été amputé de toute une partie, un Aviator un poil trop mégalo pour convaincre totalement et calibré pour une moisson d’oscars qui n’arriveront pas, mais des Infiltrés excellents. On aborde donc Shutter Island avec fébrilité, un mélange d’espoir et d’appréhension, d’autant plus que les premières images étaient juste démentielles. Le grand et respectable monsieur Scorsese qui aborde le film de genre. Cela donne un scénario complètement fou, manipulateur, extrêmement bien construit et qui remet en cause la véracité de la moindre image qui défile devant nos yeux. Le couple Scorsese/DiCaprio vient d’accoucher d’un bébé à la hauteur de toutes les ambitions, poisseux et démentiel. Une enquête policière sur fond de fantastique latent, à priori rien de commun avec les thèmes que le réalisateur affectionne depuis ses débuts. Mais pourtant en adaptant le roman de Dennis Lehane, dont l’œuvre littéraire est déjà à l’origine du premier essai concluant de Ben Affleck à la réalisation, Gone Baby Gone, mais surtout d’un des meilleurs films de Clint Eastwood, Mystic River, Scorsese a fait un choix sacrément intelligent. Et il ne lui faut pas longtemps pour nous convaincre, quelques minutes seulement. Un bateau qui surgit de la brume, quelques regards, de brèves lignes de dialogues, une île et des gardiens peu accueillants, la machine est lancée sans s’encombrer d’une exposition fastidieuse. Cette scène d’ouverture d’une classe folle ridiculise en un instant la majorité des tentatives récentes de faire du thriller, avec une facilité déconcertante. Shutter Island transpire le grand cinéma à chaque plan, à chaque note de sa superbe bande originale, tout simplement car en plus d’un talent immense Scorsese possède une culture du 7ème art à faire pâlir de honte n’importe quel cinéphile, et qu’il sait utiliser des références sans tomber dans la citation. Ses modèles sont des plus prestigieux, on passe bien sûr par Alfred Hitchcock mais aussi par Samuel Fuller. Difficile donc d’en dire du mal tant sur Shutter Island Martin Scorsese nous impressionne par sa maîtrise formelle et narrative, recyclant des figures de style connues mais rarement aussi bien traitées. Et si l’ensemble du film semble fonctionner uniquement sur son twist final, ce n’est finalement qu’un outil de plus pour nous manipuler. C'est d'ailleurs même un pari difficile : bâtir un film sur un twist final est casse-gueule : non seulement les spectateurs aguerris ayant bouffé des kilomètres de pellicule sont plus ou moins capables de le voir venir, mais cela rend souvent la seconde vision bien moins intéressante (l’exemple type est le Sixième Sens, limite médiocre la deuxième fois). Mais ce serait ne pas donner le crédit qu’il mérite à Martin Scorsese que de l’imaginer tomber dans pareille facilité. Alors certes le twist de Shutter Island on peut le voir venir, il suffit soit d’avoir un peu d’imagination soit d’être attentif à quelques scènes clés qui en disent long. Concrètement la multiplication des faux raccords est un outil habile dans l’entreprise, il ne s’agit en aucun cas d’erreurs, le réalisateur sait exactement où il va et comment il y va, et il nous y emmène sans trop de soucis. Shutter Island est donc un puzzle mental, une plongée infernale dans le cerveau torturé d’un malade rongé par un deuil impossible, les étendues naturelles si vastes et pourtant si oppressantes, les dédales de couloirs et d’escaliers infinis, rien n’est laissé au hasard. Soutenu par un DiCaprio exceptionnel et un Mark Ruffalo et un Ben Kinglsley toujours aussi épatants, Shutter Island est une perle du 7e art, du grand Scorsese.