L'objet cinématographique dans son contenu a-t-il un but, un véritable propos, des directions ou n'est-il qu'un pur objet de divertissement soumis à la seule valeur d'échange d'une monnaie virtuelle, un simple intermède dans la stimulation globale d'une société de consommation. Le rêve n'est-il qu'un phénomène annexe et accessoire du repos de la conscience humaine dans la réparation de son énergie vitale ou a-t-il lui aussi dans son contenu un but ineffable, un véritable propos secret et des directions insondables.
Ce procédé de mémorisation de l'image et du son du récit cinématographique, cette création libre et suspendue du récit onirique possèdent toutes deux des ressources certaines capables d'inspirer et d'éveiller la conscience. L'alchimie cinématographique apparaît alors comme la simple correction technique d'un dispositif de l'imagination créatrice, l'ordination d'un rêve lucide dangereux remis sur les rails de la narration classique non plus dans l'expression du réel mais au travers d'une représentation cinématographique de la vie quotidienne. N'est-ce pas la même immédiateté tranquille qui rectifie un contenu onirique devenu trop clairvoyant? Les syntagmes sonores et visuels d'une conscience libre sont alors réagencés et recyclés, puisque le mot est d'actualité, dans un produit cinématographique qui n'offre plus malgré son prix (là où le rêve était libre et gratuit) qu'un contenu modifié, des propos altérés et des directions changeantes.
Pleasantville nous offre alors un rattrapage audacieux dans une vertigineuse mise en abîme sur au moins trois niveaux (réalité quotidienne, réalité cinématographique contemporaine et réalité d'une série télévisuelle). Par ces prémisses le film peut-être vu comme la mise en place d'un dispositif de sécurité pour faire suite à une évasion parfaite. Le jeune adolescent David-Bud s'est évadé dans un espace mental, onirique et structuré issu d'une imagination créatrice d'un monde meilleur au travers de la simulation d'un passé réifié par une simple série télévisée. Le propos du film se propose donc de ramener le protagoniste (et donc le spectateur) vers l'esprit du siècle après une série d'épreuves initiatiques. Dans une première analyse ce film a toutes les couleurs de la vertu, avec même quelques intrusions tolérées dans le domaine de la contestation et de la critique sociale mesurée. Subversion et modération sont intégrées au principe même de l'empreinte d'une relation de confiance entre le spectateur et l'objet de la représentation comme le geste paternel d'un père qui voudrait ramener l'enfant qui en défrichant des sentiers nouveaux découvre émerveillé d'autres mondes possibles.
C'est l'une des raisons pour laquelle cette critique se construit c'est qu'elle résulte, tous comptes faits d'un objet cinématographique digne d'intérêt mais dangereux car il réclame au fil de son parcours une adhésion à certains principes immuables et à un retour serein à l'actualité moderne et s'assimile parfois comme un analgésique aux douleurs des directions normatives d'une société moderne, de son contenu idéologique et de l'acceptation finale de buts aliénants, comme l'onction d'une douce propagande, geste diplomate d'un cinéma d'outre-Atlantique.
En cent vingt minutes ce film voudrait, malgré tout, nous faire croire aux progrès de la civilisation et à l'évidence d'une supériorité qualitative du monde moderne sur autre chose, démontrée par David-Bud renvoyé dans une civilisation du passé et proposant à nouveau les mêmes erreurs en plaquant un schéma directeur vers un futur dont il connaît pourtant les apories et sans jamais inventer des solutions nouvelles offertes pourtant par une simulation différente. Ce film malgré des audaces, une inventivité et un ton angélique nous renvoie finalement à l'affirmation de vieux clichés et à l'érection finale d'une seule simulation possible, c'est à dire d'un seul monde, dictamen intransigeant d'une pensée unique.
Apportons des preuves à ce qu'est une véritable manipulation psychologique sous le couvert de la bienveillance en véhiculant des tautologies, des paradoxes, des clichés et des mensonges au travers des exemples suivants: l'opposition sémiologique du noir et du blanc puis du noir et du blanc et de la couleur (c'est à dire la correction d'une erreur par une nouvelle erreur) ; le silence aveuglant autour de la représentation mentale de l'espace et du temps à Pleasantville (sans jamais envisager les failles réelles d'une société de consommation) ; aux nombreux phénomènes langagiers presque occultés ; à la véritable joie créatrice des livres blancs violés par une mémoire sectaire et enfin à l'acceptation passive de la télévision transformée par un démiurge vertueux (qui parlera d'elle comme d'une amie) en un objet magique.
L'opposition classique entre le noir et le blanc, sa réitération dans le système des couleurs est la première aporie ancrée dans la collectivité et inlassablement véhiculée par le processus filmique. Or ce qui s'oppose à l'obscur, à l'opaque et au noir n'est pas le blanc mais bien plutôt l'invisible, le transparent, la clarté et le translucide là ou le flou et l'opacité sont absorbés par la lumière. Pleasantville connaît bien ses nombreux niveaux de gris ; les échelles de transparence, les clairs-obscur, les degrés de reflets sont déjà bien avancés et semblent receler des possibilités totalement inconnues de la société dite moderne. La raison de l'intrusion de David-Bud est de renvoyer le noir et blanc à une opposition classique vers la couleur (en générant une émotion artificielle, fraction de la lumière), c'est à dire à un archétype issu de l'esprit du monde moderne entravant ainsi la réalisation en devenir du véritable reflet, non plus comme la stricte copie d'une première réalisation mais bien comme une sorte de miroir de l'âme, projection d'un monde virtuel dans un futur différent et dans des directions nouvelles. Les parents par exemple ne connaissent pas l'image stricte de leurs enfants mais seulement l'empreinte mentale (ce qui autorise l'intrusion de David-Bud et de Mary Sue-Jennifer), ces deux visiteurs précipiteront Pleasantville dans la plus triviale reproduction du seul monde moderne connu des adolescents. Vous noterez alors bien mieux la gravité relative de celui qui sous prétexte d'amener la lumière propose un miroir aux habitants d'une simulation (ici Pleasantville) pour leur montrer non pas ce qui est mais ce que lui veut nous faire croire de notre image et enfermer ainsi la représentation du monde dans la triste et stricte aliénation d'un code.
Cette transparence, ces reflets : éclaboussures ondoyant à la surface des eaux, ces éblouissements célestes, lune diaphane suspendue dans le ciel des idées, ce clair-obscur à peine envisagé ni même compris par la société des visiteurs étaient pourtant une promesse en devenir de Pleasantville. À ce titre le comportement du jeune adolescent mais surtout du choix filmique de la représentation vis à vis du seul livre d'art est exemplaire. la page claire de la couverture résume à elle seule une idée, première évolution possible des citoyens de Pleasantville : l'art pictural est une harmonieuse transition, solution entre la ligne droite et la courbe (c'est le motif de la page de couverture : quelques lignes droites traversées par une ondulation), hypothétiques prémisses des développements architecturaux possibles au sein de Pleasantville. Ce détail (peut on réellement parler d'un détail là où les livres n'avaient qu'un seul motif de couverture et des pages vierges) est totalement ignoré par David-Bud qui résumera brièvement la peinture dans l'esprit du protagoniste (Bill Johnson) à la simple excitation de représentations colorées (sans même discerner une vie de l'auteur, épisode du Titien, ni même le motif! dans l'épisode de la femme qui pleure, désolée) et déclenchera finalement la colère des habitants (non pas agressé par un nu édénique mais bien plus par les couleurs criardes de ce nu, postiche vulgaire, introduction à la réclame obscène d'une poupée pornocrate qui vantera bientôt la grande marque d'une devanture de magasin, loin de la modération d'un simple "Soda Shop"). La violence physique et oculaire des stimuli de la couleur est donc liée à une émotion artificielle irritante (publicités en devenir) transmise aux habitants privés de la délicatesse, de la douceur et de la caresse ontologique du noir et blanc qui effleure à peine la surface de la peau. L'idée pré-conçue et véhiculée par ce moyen de transport cinématographique, rendue presque évidente et naturelle par l'artifice technologique est de faire-croire cet agréable village comme en retard sur l'obsession de la civilisation moderne et excitée qui se voudrait supérieure.
Un robot romain ne serait pas moins étonné devant un "primat" gaulois (chaman transcendant la forêt primordiale?) que cette jeune écervelée devant la représentation du temps et de l'espace. C'est pourtant au cours de sa première journée d'école que Mary Sue-Jennifer découvre une structure de l'espace et du temps très audacieuse : "La fin de Main Street en est seulement son recommencement". Ce qui est évident pour tous est impossible à assimiler pour celle à qui il aura fallu finalement un globe pour pouvoir admettre le même début et fin d'une ligne droite. Imaginons un instant la richesse de ce mode de spatialisation pour entrevoir la révolution conceptuelle des déplacements. Pour aller à l'autre bout de la ville je peux justement me diriger vers le point opposé de la direction à suivre et bénéficier d'une téléportation audacieuse à la fin de la rue qui m'amène au début de ma destination. Si les distances s'abolissent franchement, les habitants n'auront sans doute plus jamais l'occasion d'inventer les nouveaux possibles offert par cet affranchissement du réel dès que la ville sera reliée au maigre espace cognitif des intervenants extérieurs.
Ajoutons, ici-même, l'extrême circonspection du propos filmique autour du point névralgique, du centre de douleur de la société marchande : à Pleasantville on ne voit aucune transaction financière, il semble même que l'argent n'existe pas, la seule véritable valeur d'échange et d'usage semble être la médaille ou l'insigne. Or l'esprit de ces deux jeunes adolescents issu d'une implacable société de consommation générée par la vision caricaturale et étriquée des petits écrans (le jeu télévisuel proposait un gain financier) n'a usé que de ce seul mode d'apprentissage : la télévision (Mary Sue-Jennifer découvre, dans les faits, la littérature seulement à Pleasantville). C'est bien pourtant à la Chambre des Commerces que tous les conflits vont être générés.
Pour ne pas alourdir ce propos nous n'envisagerons pas le phénomène langagier qui pourtant est un point crucial du propos, une frontière linguistique entre les mondes (le fameux "Oomph" de la télécommande, le "Cool" de Marie-Sue-Jennifer, le puissant Mississippi, la syntaxe et la grammaire mentale des habitants ...) ; le miracle du Verbe, ignoré des deux intervenants se présente comme en prescience, en lente gestation dans Pleasantville, encore à l'état latent et sera définitivement occulté dans le tombeau d'un monde du progrès (là ou pourtant le cimetière ne semblait pas encore exister). En ce sens nous interpréterons la sublime virginité de ces livres blancs dont la seule couverture, préliminaire du rêve et de la contemplation, devait permettre le libre jeu d'une imagination créatrice en des œuvres nouvelles et différentes. Car si les livres sont vierges, les journaux, eux, sont imprimés et ce premier style folliculaire et journalistique est déjà l'écriture en devenir. Cette beauté profane aux yeux de la jeune garce (c'est ainsi qu'elle se définira à la fin du film) ne connaîtra, encore une fois, que la stricte copie, reproduction stérile issue d'une mémoire morte incapable de la moindre variation, de propos nouveaux, d'inventivité et de créativité.
Sans le feu et sans même l'électricité (les appareils étaient-ils seulement branchés avant les incidents et l'instauration d'un code de la Justice) Pleasantville couvait des jours paisibles et les promesses d'un futur qui n'est plus ce qu'il était (simple phrase possible de Pleasantville) en étant l'objet de représentation d'un monde moderne esclave et enchaîné au seul poste de télévision dont l'acceptation passive est fortement suggéré par un procédé cinématographique qui transforme cette dictature agressive de la stimulation visuelle et sonore en un objet magique publicitaire capable de provoquer le voyage spirituel et transcendantal d'un jeune adolescent incapable de méditer et de spiritualité sans le substrat mécanique et l'artifice technologique d'une télécommande devant la mire de la télévision où se dessinait en noir et blanc, qui sait, le visage des derniers indiens.