"La Princesse du Nebraska" est donc le deuxième volet du dyptique consacré par Wayne Wang aux femmes d'origine chinoise aux Etats-Unis. D'emblée, il souligne le fossé entre Yilan et Sasha : "Ces deux femmes sont nées à Pékin, elles ont quinze années d'écart et sont très différentes. Yilan porte le lourd fardeau des contraintes de sa famille et de son histoire culturelle. Sasha ne porte aucun poids. Aucune histoire, aucune spiritualité ni religion. Elle est tout le contraire de Yilan. Rien ne la retient, rien ne la freine." Pourtant, il choisit de débuter ses deux films au même endroit, la porte de débarquement d'un aéroport. Dans "Un Millier d'Années de bonnes Prières", c'était le lieu de la rencontre codifiée, de la reconnaissance des liens de la famille. Ici, c'est déjà un lieu d'errance, comme le symbolise le premier plan sur les chaussures de Sasha vagabondant dans l'attente d'on ne sait quoi.
Comme l'explique Wayne Wang, Sasha n'est de nulle part. Elle suit Boshen (qui parle parfaitement le mandarin) dans un repas avec de nombreux sino-américains dissertant avec pédance sur la politique de l'enfant unique imposée par le Parti. Elle leur jette à la figure qu'ils ne connaissent rien de la Chine, mais elle même est bien en peine d'argumenter quoi que ce soit, préférant se réfugier dans la provocation face à ces intellectuels : "Oui, j'aime bien Paris Hilton, elle, au moins, elle sait ce qu'elle veut." Li Ling, l'actrice non professionnelle qui joue Sasha a sans doute inspiré Wayne Wang qui raconte ; "Elle était arrivée aux Etats-Unis deux ans et demi plus tôt. Quand je lui ai demandé ce qu'elle aimait, elle a répondu Paris Hilton, et, curieusement, Borat."
Sans attache ni points de répère, elle répète à l'envi cette expression qu'elle a apprise en Amérique : aller de l'avant. Le mouvement lui sert de morale, la conduisant à partager une nuit avec une jeune prostituée chinoise. Cette fuite en avant ne connaîtra de coup d'arrêt qu'à la clinique, où dans une scène superbe et bouleversante, la femme médecin qui la reçoit pour la consultation préalable à l'avortement réussit en quelques questions à lui faire dire son mal-être entre deux pays, entre l'état d'enfance et l'âge adulte, entre ses rêves de petite fille et la dureté de sa réalité.
Ce mouvement et cette instabilité permanente, Wayne Wnag les adopte pour faire corps avec son héroïne. Là où dans "Un Millier d'Années de bonnes Prières" prédominaient les plans fixes, le montage interne et le temps laissé aux scènes pour qu'elles se déroulent, dans "La Princesse du Nebraska" la caméra est presque perpétuellement portée, les contre-plongées et les traces filées abondent, et l'on voit même à l'instar de Sasha à travers la carré de l'écran de son téléphone portable. Dans cet exercice de style, Wayne Wang montre qu'il peut faire à la mode, même si heureusement transparaissent des qualités bien plus personnelles, comme ce cadrage de Sasha, le regard au bord du cadre, qui évoque Hong Kar Wai, ou le lent traveling arrière partant du visage de Sasha chantant en play-back devant un mur "Hope Thres someone" d'Antony and the Johnsons.
La narration elle-même s'est mise au diapason du désordre intérieur de l'héroïne : comme dans "Un Millier d'Années de bonnes Prières" où on adoptait le point de vue exclusif de M. Shi, ici on suit uniquement Sasha, et on met du temps à reconstituer le puzzle de sa situation : qui est Boshen ? quelle est cette jeune femme chinoise qu'elle rencontre à son arrivée, puis avant d'aller à la clinique ? Jusqu'à sa décision finale concernant l'enfant qui reste elliptique.
Si on comprend bien sûr la raison d'un tel choix de réalisation, on se perd quand même un peu à la suite de Sasha, ayant du mal à mettre bout à bout ces moments que seuls lient l'instabilité et le désarroi de la jeune fille. "La Princesse du Nebraska", adapté comme le premier film à partir d'une courte nouvelle de Li Liyun, a été tourné quand Wayne Wnag a vu qu'il lui restait une queue de budget après le tournage de "Un Millier d'Années de bonnes Prières". C'est cette improvisation, cette rapidité rendue nécessaire par les faibles moyens qui font le charme de ce deuxième volet ; elles en marquent aussi les limites.
http://www.critiquesclunysiennes.com