Le film commence par un plan fixe, large, sur une porte d'arrivée dans un aéroport. Une jeune femme asiatique s'avance en direction d'un vieux monsieur, le salue avec un mélange de révérence et de distance. Puis un autre plan fixe, mobile par le cadre serré sur le tapis roulant des bagages. Un léger panoramique pour suivre M. Shi qui récupère sa valise reconnaissable au foulard rouge noué à la poignée ("Je recycle les vieilleries"), avant de rencontrer deux compagnes de voyages américaines qui s'extasient devant ce qu'il leur a raconté sur les fusées ; il dit : "Les gens sont aimables et chaleureux", ce qui lui vaut la réplique de sa fille, mi-amusée, mi agacée : "Tu viens juste d'arriver, ne tire pas de conclusions hâtives." Suit une alternance de plans fixes sur Yinlan au volant et son père à ses côtés, et de brefs travelings subjectifs sur ce que voit M. Shi : un magasin chinois, un homme sandwich portant une pancarte "Got Jesus !", une enseigne où est écrit Kum, dont il demande l'explication à sa fille (la transcription phonétique de come) et qu'il note consciencieusement dans son carnet.
Cette scène d'ouverture donne le ton du film, à la fois du point de vue formel, et du point de vue de la narration. Sur le plan de la réalisation, on retrouve ce sens du montage interne propre aux cinéastes asiatiques, cette capacité à donner du mouvement à l'intérieur d'un cadre fixe en jouant sur le découpage et la profondeur, aux antipodes de la mode stroboscopique clipesque et de la prédominence de la virtuosité des mouvements de caméra sur la signification de ce qu'ils captent.
En ce qui concerne la narration, Wayne Wang a choisi de privilégier le regard de M. Shi, étranger aussi bien à ce pays qui le déconcerte qu'à cette étrangère qu'est devenue sa fille - à moins qu'elle l'ait toujours été, puisque lui-même le reconnaît pudiquement en s'ouvrant à la vieille dame iranienne rencontrée dans le parc, "Ma fille a toujours été plus proche de sa mère". On ne voit Yinlan sans son père que quand elle lui parle au téléphone, ou alors quand elle entend le sifflet du train qui l'emmène. Sinon, on progresse dans cette histoire au rythme du vieil homme, et le véritable motif de sa visite, son inquiétude devant le divorce de Yinlan, n'est verbalisé qu'au 2/3 du film.
"Un Millier d'Années de bonnes Prières" fait partie d'un dyptique sur les difficultés de la jeunesse sino-américaine qui comprend aussi "La Princesse du Nebraska", sorti le même jour (critique à venir). Il aborde le décalage de deux générations, de deux pays et de deux langues. Sujet classique (à la base de nombreux films sur la deuxième génération de l'émigration en France), mais qui prend ici une acuité toute particulière du fait de l'Histoire plus encore que de la Géographie. M. Shi a vécu dans sa jeunesse l'arrivée au pouvoir du Parti Communistes de Mao, avant de subir la Révolution Culturelle ; d'ailleurs, Yinlan apprend que son grand-père a été directeur américaine à Pékin avant d'être le concierge qu'elle a connu dans son enfance, montrant ainsi l'occultation de l'histoire familiale au nom du principe totalitaire.
Yinlan a vécu sa vie de jeune femme aux Etats-Unis, et elle a adopté un style de vie occidental, ce que découvre progressivement son père qui avait accouru en la croyant victime de son divorce, alors que c'est elle qui a décidé de son destin. Il trouve une à une les pièces du puzzle de la vie américaine de sa fille (et nous avec) : un disque de "Katiouchka", des poupées russes, l'absence de wok à la cuisine... Ancien communiste, travailleur socialiste modèle avant de subir l'injustice, M. Shi est devenu curieux de tout, et ses rencontres permettent des scènes savoureuses qui en disent autant sur la Chine que sur les USA, notamment celle avec les deux démarcheurs mormons.
Et puis, il y a le rôle de la langue : Yinlan explique à son père :“Si depuis ton enfance, tu as vécu avec une langue dans laquelle jamais personne ne t’a appris à t’exprimer, quand tu apprends une nouvelle langue, tu découvres que s’exprimer dans cette langue-là est beaucoup plus facile”. Wayne Wang explique que c'est le cheminement qu'il a suivi, de Hong Kong à Los Angeles; mais on peut aussi appliquer ce principe à sa démarche même de cinéaste d: même si les dialogues sont ciselés, même s'il joue à merveille du décalage entre les deux langues, il utilise aussi à fond le language propre au cinéma, celui des corps et celui de la composition qui fait penser à Ozu, comme l'illustre la photo ci-dessus, où M. Shi confesse ce qu'il n'a jamais dit à sa fille à travers le mur qui coupe la cadre en deux.
Sans jamais tomber dans le mélo, "Un Millier d'Années de bonnes Prières" navigue avec élégance entre mélancolie et drôlerie pour parler du cheminement douloureux de l'acculturation et de l'amour qui persiste malgré tout entre un père et sa fille, au-delà de toutes les différences, laissant au spectateur un délicat mélange de nostalgie et de béatitude.
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