Excellent troisième film de Terrence Malick, qui poursuit son interrogation après La balade sauvage et Les moissons du ciel, mais seulement, tout le monde connaît l'histoire, après vingt années d'incognito, sûrement des voyages à travers le monde, bref, on s'en fout. En tous les cas, La ligne rouge, film de guerre donc, ne fait absolument pas rupture avec les prémisses de son oeuvre ; et après vingt années de silence, Terrence approfondit, c'est ce que je soutiendrais en tous les cas mordicus, la réflexion de ses débuts. Parce que ce qui fait de La ligne rouge le meilleur film de guerre jamais créé, c'est évidemment qu'il ne s'agit pas d'un film de guerre, mais d'un travail, d'une oeuvre de métaphysique. La guerre, en d'autres termes, n'est qu'un prétexte ; cela dit, c'est un sacrément bon prétexte par rapport aux intentions de Malick, par rapport à sa "ligne intellectuelle"...
Bref, j'avance : je crois que La ligne rouge insiste encore davantage sur l'indéfini que poursuit Malick (pour ce point que j'ai commencé à développer dans la critique des Moissons du ciel, c'est ici) : je veux dire que sa volonté de dissoudre toute individualité, toute personnalité, toute identité, trouve en quelque sorte son achèvement dans La ligne rouge : quoi de plus indéfini, en effet, que ces têtes humaines casquées en perdition au milieu de champs de bataille ? Quoi de plus inhumain, dépersonnalisé, que ces demi-cadavres à la jambe explosée, au flanc arraché, que ces morceaux de viande et de boue (les deux termes reviennent régulièrement dans le film) ? Un soldat, c'est la définition même de l'anonymat, de la perte ou de l'absence d'ipséité : en se penchant dans l'univers de l'armée et de la guerre, Malick y trouve son argument le plus puissant pour crier à l'absurdité du monde, pour souligner que les individus, ça n'existe pas, pour dire simplement qu'il n'y a que "des" hommes (et pas l'Homme visible dans des belles, vraies et libres individualités), que de l'indéfini pluriel. On nous ressortira l'objection de pessimisme, ou même de nihilisme ; en tous les cas, l'indéfini, chez Malick, est une règle d'or (il y a aussi cette suppression du prénom, que j'ai déjà remarquée dans Les Moissons du ciel - le prénom étant la marque la plus irréfutable de l'individualité, de l'idiosyncrasie officielle d'un être - : et bien l'armée efface tous les prénoms, et garde tout au plus, pour les besoins de rapidité (commandement et ordre), que le nom). Ce que Malick montre de la guerre, ce ne sont certainement pas les distinctions militaires ou honorifiques (qui sont moquées à plusieurs reprises dans le film, et qui, elles, précisément, marquent l'individualité d'une personne par tout une symbolique factice), mais bien plutôt des visages trop réels, des visages perdus, des visages effacés et brisés par les balles. Dans cette grande danse macabre des visages évanescents, l'indéfini humain flotte, fantomatique, comme un cri absurde au milieu de l'univers.
Ce qui saute aux yeux - et qui éclaire aussi un peu plus les oeuvres précédentes -, c'est l'omniprésence de la nature, riche, luxuriante, profuse, étouffante même de beauté, de ressources et de vie. La nature est "trop", elle est en excès (Malick instaure une vraie césure, césure de distinction et d'appel aussi, je crois, entre l'infini de la nature et l'indéfini de l'homme). Là ce sont des plans d'une beauté hallucinante (comme toujours chez Malick, mais là, il sort quand même de ces grandes étendues américaines pour l'univers chamarré d'une île) sur des arbres, des plantes, des animaux (toujours), des sentiers forestiers, et surtout, surtout, ces herbes hautes dans lesquelles se glissent les soldats pour livrer bataille, dans ce qui fait l'essentiel des scènes de guerre du film (la prise de la crête détenue pas les Japonais). Bon mais Malick va plus loin, bien sûr, puisque je le répète, c'est un métaphysicien : des phrases, tout au long du film scandent les scènes d'horreur et de sang, pour s'élever de cette réalité et demander s'il n'y a pas quelque chose qui pourrait relever un peu ce cauchemar : Humanité (un soldat demande à un moment si tous les hommes ne font qu'un (il est aussi question de visages dans cette phrase)), Amour (et là, on a à un moment une phrase fantastique, que je ne citerais pas au détriment d'une identique, tirée du Solaris de Tarkovski, autre grand métaphysicien cinéaste dont Malick est assez proche à certains égards, je trouve : "et si nous étions ici pour que les hommes ne soient qu'une raison à l'amour ?"), Absolu. Mais à chaque question, tout retombe aussitôt, et rien ne convient (par exemple, juste après cette phrase sur l'amour un peu céleste par-delà l'horreur de la guerre, le jeune soldat reçoit une lettre où il se fait larguer). Aucune réalité transcendante ne peut sauver le chaos, tout est là, et tout est violence, destruction, vie contre mort.
La critique complète sur le Tching's ciné bien sûr (note : 18/20) :
http://tchingscine.over-blog.com/