Ne serait-ce le choix du sujet et quelques fulgurences, les admirateurs d'"Elephant", "Gerry" ou "Paranoïd Park" (dont je suis) auront du mal à reconnaître la patte de Gus Van Sant dans ce biopic somme toute assez classique, que ce soit au niveau de la narration (un flash-back sur la voix off d'Harvey Milk enregistrant ses mémoires dans la crainte d'une mort violente) ou en ce qui concerne la réalisation, elle aussi très conforme à la norme du genre (montage rythmé, caméra portée, musique insistante - certes celle de Dany Elfman- et alternance d'images d'archives et de scènes fictionnelles).
Dans la grande palette de ses possibilités de réalisateur, Gus Van Sant a clairement choisi les recettes qui lui ont valu les succès de "Will Hunting" et de "A la Rencontre de Forrester" : sujet fort, performance d'acteurs bankable et recours aux ficelles futées de l'émotion. Il suffit de voir le palmarés des Oscars, et la statuette méritée atribuée à Sean Penn pour constater combien ce choix s'est avéré bien fondé.
Choix justifié par le sujet abordé par Gus Van Sant, celui de l'homosexualité, toujours présent dans son oeuvre, explicitement ou implicitement. En ayant recours à une réalisation aussi classique, il suit la même démarche que celle d'Ang Lee dans "Le Secret de Brokeback Moutain" : rendre plus digérable une histoire de ce type pour une Amérique straight (hétéro) en lui évitant d'ajouter en plus une complexité formelle.
Pour cela, Gus Van Sant s'appuie sur un procédé redoutablement efficace : forcer la sympathie pour le personnage, en montrant à la fois ses grandes qualités : énergie, courage, compassion et malice, mais aussi ses petits défauts, ceux de tout politicard : la roublardise (diriger une manifestation d'homos en colère contre la mairie pour lui permettre d'être le médiateur qui empêchera l'émeute), la démagogie à la Chirac (sa campagne contre les crottes de chiens) et même la duplicité (la parole donnée et non respectée à celui qui se vengera en l'assassinant).
Car il n'y a aucun suspense : comme dans "Elephant", on connaît très vite l'issue tragique. L'enjeu n'est pas de savoir si Harvey Milk réussira à sauver sa peau, mais bien de comprendre pourquoi sa mort lui donne l'aura du martyr de sa cause. Celui qui constate à 40 ans qu'il n'a encore rien fait de sa vie dont il puisse être fier devient en quelques années ce qu'il caractérise lui même comme "une cible potentielle pour un type mal dans sa peau", et l'âme d'un mouvement pour les droits civiques des homosexuels dans une Amérique d'avant le Sida en butte à la violence de la répression policière et aux assauts de la droite chrétienne conservatrice chère au Californien Reagan et au Texan Bush.
"Harvey Milk" nous apprend ou nous rappelle qu'il y a 30 ans une starlette du jus d'orange nommée Anita Bryant a mené une croisade au nom du Christ contre les homosexuels, et que le sénateur Briggs a tenté d'expulser des écoles les enseignants gays et lesbiennes. Face à ce déchaînement haineux, Harvey Milk opposa sa gouaille et son courage, allant débattre avec le sénateur au coeur du bastion conservateur du Comté d'Orange (décidément, que ce soit dans le Vaucluse, en Irlande ou en Californie, ce nom n'incite pas au progressisme...).
Comme Philip Seymour Hoffman l'avait fait avec "Truman Capote" (lui aussi couronné de l'Oscar), Sean Penn réalise une performance impressionnante de mimétisme avec son modèle, gardant toute sa liberté d'acteur dans la dégaine d'un autre, suivant les errances capillaires et vestimentaires de l'époque. Il réussit à incarner à la fois l'énergie et le charisme de son personnage ("Bonjour, je m'appelle Harvey Milk et je veux vous mobiliser"), tout en adoptant une voix haut perchée et des accents de grande folle.
Et puis, il y a ces fulgurences, qu'on trouve plus souvent dans la vie intime que dans le combat politique de Milk : le reflet du visage anxieux de Scott dans la glace alors que son compagnon négocie avec la police le parcours d'une marche de protestation, les papiers désespérés de Jack qui constellent l'appartement d'Harvey, les reflets encore, ceux du meurtre d'un homo dans le chrome du sifflet sensé le protéger, ou celui de l'assassinat du maire dans le miroir arrondi de son bureau.
Grand amateur d'opéra, Harvey Milk a pour dernière vision celle de la "Tosca" qui se jouait en face de la mairie. Symbole évident d'une nouvelle tragédie américaine filmée par Gus Van Sant, récit intime et chronique politique, moment d'émergence d'une communauté à laquelle il appartient et apologie de tous les combats contre l'injustice, comme le souligne Harvey Milk quand il cite la Déclaration d'Indépendance, ce film passionnant est tout cela à la fois, et en plus l'œuvre de celui qui prend place depuis quelques films aux côtés des Scorcese, Coppola et Eastwood.
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