A l'image de tout grand auteur, la carrière de Tsui Hark se décompose en de multiples obsessions et thématiques : l'amour des histoires/légendes/contes traditionnels, cette propension au grand n'importe quoi burlesque souvent né de la rencontre détonante entre plusieurs genres cinématographiques (ici, l'humour, le film de sabre, d'arts martiaux complétés de quelques séquences directement héritées du cinéma d'épouvante) et la certitude de vaincre le chaos par la destinée d'au moins un de ses personnages.
La gestion particulière des couleurs a chez lui toujours un sens : l'enfer dans The Blade, la tromperie teintée d'or dans Il était un fois en Chine. Dans Zu, les guerriers de la montagne magique, l'accumulation des couleurs suppose dès son départ une oeuvre exubérante, fantastique mélange des genres à la destinée imprévisible : comment se douter, en débutant sur un éclaireur pourchassé par l'égo de ses deux supérieurs hiérarchiques, de la direction qu'il suivra?
Il est impossible de prévoir les audaces visuelles et le grand n'importe quoi scénaristique mis au point par l'artiste, qui se donne ici à coeur joie dans les tentatives et les expérimentations; c'est toute l'ambition artistique de Tsui Hark qui en ressort : le réalisateur, bien lancé par deux films de genre qui auront précisé son cheminement esthétique (l'inégal Butterfly Murders et l'hystérique Histoire de cannibales), se laisse aller dans son inventivité au point d'en finir débordé.
On n'y comprend parfois plus grand chose : le montage, si bordélique et haché qu'il assène au film une personnalité de voltige et d'étrangeté, rend cependant certaines scènes de vol incompréhensibles; le premier affrontement avec les forces du démon, certes hilarant puisque décalé et d'une générosité sans limite, s'enchaîne si rapidement que les cuts terminent par massacrer la folie de ses visuels avec ce ressenti de voir une séquence dont il manque des passages cruciaux pour la comprendre.
C'est aussi à partir d'ici qu'on a l'impression de suivre un film à sketchs : ce montage, trop écourté, trop incertain, coupe toute logique entre les scènes, apportant à l'intrigue des ellipses sans transition, raccourcissant des séquences sans qu'on ait eu la conclusion attendue. Certes louable, l'idée de placer le spectateur dans une zone d'inconfort dénigre une esthétique jusqu'ici parfaitement maîtrisée dans son bordel et son absence totale de réalisme.
Qui de mieux placé que Tsui Hark pour représenter le chaos au cinéma? Surtout lorsqu'il décide d'inverser les rôles en supprimant peu à peu l'importance des maîtres, remplacés à l'écran par leurs deux "disciples" : plaçant ses deux protagonistes, des garçons un peu bébêtes servant surtout à épauler les deux figures de pouvoir et de sagesse, au centre d'une quête largement au dessus de leurs maigres épaules, et c'est en ajoutant à leur duo un sujet particulier d'une autre figure importante (la dame des glaces) qu'il va introduire une thématique essentielle à son cinéma : qu'importe le rang, qu'importe la position sociale, il n'y a de vraie que la destiné pour rétablir l'ordre et annihiler le chaos.
Cette évolution sociale forcée par les évènements prendra ses origines dès le début du film : Ti-Ming Chi, futur élève de Ting Yin, manquera de se faire tuer suivant la décision et le jugement de ses supérieurs, injuste cette fois; tout comme il n'existera plus tard que sous la protection de son maître, campé par l'irréprochable Adam Cheng, qu'il écoutera et respectera au point d'être prêt à donner sa vie pour lui : cette soumission, de l'injustice au respect, est selon Hark ce qui conduit le personnage à épouser toute la grandeur de sa destinée. Parce qu'il a cette bonté d'âme, il mérite de perpétuer l'héritage de son maître en sauvant le monde.
Fantasque, cette évolution du personnage entre en parfait accord avec l'ambition comique de l'intrigue : kitsch à l'outrance, bourré d'effets spéciaux ringards et de pauses forcées ayant très surement inspiré les Super Sentai et les Inconnus, Zu mêle adroitement le registre burlesque à celui de l'action/arts martiaux/combats de sabre, au point d'exceller dans chacun des genres auxquels il s'essaie.
C'est alors que les chorégraphies repousseront les lois de la gravité, et les acteurs les limites du mauvais goût : tous en plein surjeu, ils trouvent l'équilibre parfait entre la parodie et le sérieux, donnant autant à rêver aux enfants que ce qu'ils font marrer leurs parents. Et de ce mélange parfait et audacieux ressort une intrigue alambiquée, sans véritable logique explicable : il faudrait réfléchir un long instant avant de savoir par où commencer pour se résumer son déroulé, l'oeuvre enchaînant si rapidement les éléments surréalistes qu'on ne sait plus finalement d'où vient cet enchaînement de n'importe quoi merveilleux.
L'amour avec lequel il est fait, la conscience qu'il a de donner vie à un foutoir riche en inventions géniales et l'énergie partagée pour se faire font de Zu, les guerriers de la montagne magique un film bis exemplaire, si intelligent qu'il se permet même un miroir du traitement de ses personnages par la hiérarchie sur la condition des femmes dans la société : là où les deux élèves suivent aveuglément les ordres et les restrictions de leurs maîtres, ils font de même dans le royaume de la dame de glace, qui n'accueille que des femmes.
Le mépris affiché pour les capacités de la gente féminine, tourné en dérision par un Tsui Hark "féministe" du cinéma avant l'heure, se conclue sur un hilarant dialogue concernant les couvents, à l'absurdité sans égal; la fin hallucinatoire, type trip sous ecsta, viendra rendre justice à leur cause : les efforts combinés des hommes et des femmes rendront la paix dans le monde. Joli message, aussi niais que vrai.