Devant l'enthousiasme de la critique, c'est plein d'espoir que je suis allé voir "Le Silence de Lorna", à la fois alléché par la cruauté du sujet et porté par mon admiration pour l'oeuvre des frères Dardenne. 1 h 45 après, c'est surtout la perplexité qui m'habitait. Perplexité devant l'impression de n'avoir retrouvé ce qui fait la qualité des films des auteurs de "Rosetta" que par intermittence, avec notamment une fin qui ne cadre ni avec leur style, ni avec ce qu'ils nous avaient donné à voir du personnage de Lorna.
Est-ce le déplacement de 10 km du lieu de tournage, de Seraing à Liège ? Sans doute pas, puisque comme toujours, les personnages sont cadrés serrés et que jusqu'à la scène finale il n'y a aucun plan d'ensemble ; ne verrait-on pas les plaques minéralogiques blanches et rouges qu'on pourrait se croire dans n'importe quelle métropole européenne.
Est-ce le choix d'utiliser une caméra 35 mm qui auraient transformé leur style narratif, puisqu'ils expliquent : "Nous avons fait des essais avec 5 caméras numériques, une 35 mm et une super 16 mm. Ce sont les images tournées de nuit avec la 35 mm qui étaient les plus proches de ce que nous cherchions. Par ailleurs, nous avons décidé que, pour ce film, notre caméra bougerait moins, écrirait moins, serait plus là pour enregistrer. Le poids de la 35 mm, sa plus grande inertie étaient dès lors intéressants pour notre film." Hypothèse séduisante, puisqu'en limitant les mouvements de caméra (je dis "en limitant", car on n'est pas encore chez Tsai-Ming Liang) et en réduisant sa place dans l'écriture, ils mettent plus à nu le scénario.
Or, c'est justement au niveau du scénario (pourtant objet de leur prix à Cannes) qu'il me semble que le bât blesse. Pourtant, après un départ poussif mais intriguant (Qui est Claudy pour Lorna ? Quelle est la raison de cette cohabitation marquée par la dépendance et l'agacement ? A qui téléphone-telle ?), la dynamique du récit s'enclenche, autour de l'enjeu moral et narratif de savoir si Lorna réussira à convaincre Fabio de renoncer à son intention meurtrière.
Dans la partie centrale du film, on retrouve la tension et la justesse des films précédents, avec une Lorna qui arpente Liège pour mener à bien ses différents projets comme Rosetta sillonnait Seraing pour trouver un travail, et des scènes étirées puis interrompues par un montage cut, jusqu'à la bouleversante ellipse qui marque le basculement du "Silence de Lorna". L'évolution de la relation de Lorna et de Claudy, qui culmine dans une superbe scène, soutend toute cette montée dramatique, porté par le jeu d'un Jérémie Rénier qui rappelle Denis Lavant dans "Les Amants du Pont-Neuf". Malheureusement, cette équilibre acrobatique se perd à partir du moment où Lorna rencontre le mafieux russe ; le récit bascule alors dans un mélodramatisme didactique, et Lorna qui avait traversé la première moitié du film avec une force intérieure inquiétante, sombre dans un délire dont la justification psychologique est bien lourdement appuyée.
Le scénario se perd dans trop de directions, contrairement aux films précédents qui étaient chacun structurés autour d'un enjeu moral, et cette dispersion finit par susciter l'ennui. S'il était resté centré sur la marchandisation de la vie humaine, avec ce fil rouge que représente l'argent (celui que Lorna retire pour Claudy dans la scène d'ouverture, et qu'il lui confie comme symbole de sa dépendance, celui que Lorna finit par accepter de Fabio, mille euros qui valent trente deniers, et celui du partage dans la voiture, pour solde de tout compte mafieux) et sur le prix que Lorna finira par payer pour son silence, il aurait sans doute permis de garantir en permanence cette fulgurance qu'il ne manifeste que par à-coups.
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