En allant voir le trentième film du réalisateur de Carmel (le cinquième dans ces critiques), j'avais une curiosité et une inquiétude. J'étais tout d'abord curieux de voir comment le plus américain des réalisateurs U.S., qui a traité la plupart des mythes de son pays (pêle-mêle : le western, la conquête spatiale, la seconde guerre mondiale, la country, le jazz, le deep South...), allait aborder un sport extrêmement marginal outre-Atlantique (même si les Etats-Unis ont participé à toutes les coupes du monde, sauf précisément celle de 1995).
De fait, le rugby se trouve n'être que la toile de fond de la parabole racontée par Eastwood, qui dit lui même qu'il ne pense pas "avoir réalisé un film de sport, mais un film sur le destin d'un homme qui fait son métier, à savoir Président de l'Afrique du Sud". La partie rugbystique est très correctement traitée, y compris avec ce qui en fait le charme, comme l'ouverture de la boîte à baffes et la troisième mi-temps. Histoire de souligner les heures de gonflette effectuées par Matt Damon pour incarner François Pienaar, chaque entrée en mélée est soulignée par des bruitages sourds, et il faut tout le sens du mouvement d'Eastwood pour rendre palpitante cette finale sans essai, avec le drop de la victoire qui met bien 30 secondes à passer entre les poteaux.
La preuve de l'aspect secondaire de l'intrigue sportive, on passe rapidement du match d'ouverture des Boks contre l'Australie à la finale, évoquant le quart contre les Samoa, et réduisant la demi-finale épique contre la France (ah, les 10 cm manquant à Benazzi qui aurait privé Clint de son sujet...) à quelques images de mastodontes couverts de boue. Car on l'a dit, le vrai sujet est ailleurs. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un biopic, puisque le film ne s'attache qu'à une année dans la vie de Nelson Mandela, celle qui va de son investiture à la victoire d'Ellis Park.
Il partage cependant avec les biopics la difficulté de faire vivre sous les traits d'un acteur une personnalité universellement connue, et par ailleurs encore vivante. Morgan Freeman s'en sort plutôt bien, limitant le pittoresque à la coiffure grisonnante, aux chemises improbables et à un accent à couper au couteau, et on réussit à oublier la "performance" chère à Hollywood (et dont ont profité Philip Seymour Hoffman, Forest Whitaker, Sean Penn, Helen Mirren ou Marion Cotillard pour rafler la statuette) pour s'intéresser aux premiers pas présidentiels de celui qui fut le plus célèbre prisonnier politique du monde, confronté à la soif de vengeance de ceux qui l'ont porté au pouvoir, et à la peur des anciens oppresseurs qui détiennent encore les clés de l'économie.
C'était là que se situait mon inquiétude : Clint Eastwood allait-il parvenir à imprimer sa patte sur un récit aussi consensuel ? Si on s'attache à la forme, la réponse est partiellement positive, pour le savoir-faire, notamment dans la capacité à susciter l'émotion ou à résumer une situation en un plan, comme celui d'ouverture constitué d'un panoramique du terrain de rugby à l'herbe impeccable où s'entraînent de jeunes blancs au terrain vague entouré de barbelés où des gamins noirs dépenaillés jouent au foot. Partiellement seulement, parce que cela ne marche pas à tous les coups, à l'image de la tournée des Springboks dans les townships, filmée comme une pub pour Hollywood Chewing-gum, ou le suspense à deux rands du 747 qui vient survoler le stade quelques minutes avant la finale.
Sur le fond encore moins : il manque la noirceur qui fait la marque du réalisateur de "Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal", de "Mystic River" ou de "L'Echange". La volonté réconciliatrice de Mandela a contaminé Eastwood, et on ne trouve finalement que des gentils, dont les prototypes sont les membres des services spéciaux qui ont certainement commis les pires crimes durant l'apartheid, et qui finissent par apprendre le rugby aux gardes du corps issus de l'ANC, aussi crédibles que des SS invités à une bar mitzvah en 1947.
Face à une telle incipidité, je ne vois qu'une explication : Clint Eastwood, dont la rédemption a constitué un des thèmes majeurs de son oeuvre en tant que réalisateur, a choisi ce récit sur le renoncement à la vengeance pour se faire pardonner lui-même tous les rôles de vengeurs sans nuance qu'il a incarnés, chez Sergio Leone ou sous les traits de l'Inspecteur Harry. C'est insuffisant pour donner du corps à un récit forcément prévisible qui traîne en longueur, et où on ne peut s'empêcher de regretter le talent gaspillé qui aurait pu s'exprimer ailleurs.