« Megalopolis » est un choc cinématographique. Une rupture avec le connu. Un labyrinthe dans lequel on ne peut se perdre car… comme Alice a suivi le lapin blanc, il nous suffit de suivre le fil de cette narration, aux multiples fragments et ramifications, qui nous transporte dans un temps non linéaire.
Le montage est une partition fragmentée qui raccorde les temps de diverses époques. Vertigineuse fusion, une à une elles se répondent en miroir. Éclats de verre brisé… Depuis l’Antiquité, il semblerait qu’il n’y ait toujours rien de nouveau sous le soleil.
L’histoire est assez claire. L’être humain a beau changer de décor et d’époque, il reproduit sempiternellement la même histoire décadente de lui-même, se pose les mêmes questions, commet les mêmes erreurs et retombe dans les mêmes pièges.
Malgré son évolution, l’homme n’a pas fait de grands pas en lui-même, hormis celui qui l’a conduit à l’art et à la création. Ce pas fut un premier saut dans l’inconnu.
« Megalopolis » nous offre un magistral éventail de toutes ces traversées créatives que furent, entre autres, les arts, la littérature, le théâtre et le cinéma. Si toutes ces explorations n’ont pas répondu au mystère de l’être, elles ont peu à peu transformé le monde et arrêté le temps en figeant la matière ; à l’instar du protagoniste, César Catilina, artiste de génie, interprété par Adam Driver.
Pour Coppola, « le premier homme qui a peint des animaux dans une grotte a arrêté le temps ».
L’art est aussi pour lui un moyen d’explorer un peu plus profondément la conscience humaine en dépassant ses propres limites. « Nous sommes illimités, il n’est rien que notre créativité ne puisse accomplir »
Ce film est un hymne à la création, à la liberté ; à y percevoir un encouragement à la « sédition créative », afin que la création redevienne un espace sans limite, émancipée des règles et des dogmes qui l’enferment et la formatent. Dépasser, transcender les mondes, s’émanciper du connu et de tout ce qui rassure… Peut-être la voie vers un avenir meilleur ?
Coppola dira lors d’une interview qu’« Hollywood est devenu une chaîne de fast-food (…) L’art est tout l’inverse. »
C’est dans cette quête créative que le cinéaste entraîne son personnage, César Catilina. L’homme aux multiples visages, porté par ses addictions, hanté par ses fantômes et son désir de transformer le monde contre vents et marées.
Magnifique moment cinématographique que celui où César traverse cette « frontière » qui sépare les morts des vivants pour rejoindre sa femme défunte et tresse ses cheveux dans le vide, après lui avoir offert de « vraies » fleurs. Sur le chemin qui le conduit à ces retrouvailles particulières, un fleuriste est magiquement apparu comme un rêve dans le rêve.
S’échapper du réel en faisant de son esprit la scène onirique d’un temps révolu et de la création une passerelle vers l’immortalité… Un écho à cette terrible réalité qui a bouleversé la vie du cinéaste. Le film est dédié à sa femme, récemment décédée.
La magie du cinéma comme une catharsis où les fantômes du réel deviennent des corps pelliculaires.
« Megapolis » est aussi une ode à l’amour. Quand l’égotique nature humaine se noie dans la luxure, les jeux, l’illusion du pouvoir et de l’argent, l’authenticité d’un cœur peut tout changer et redonner son centre de gravité à l’humain.
La scène où Julia Cicero, un bouquet à la main, rejoint César Catilina sur les poutres métalliques d’un immeuble, suspendues dans le vide, est d’une incroyable beauté. Elle donne une troublante impression d’être le contrechamp « à retardement » de la scène de la défunte épouse ; faisant basculer le film dans un autre temps.
Mais rien n’est simple pour que les temps soient « raccordés ». Julia Cicero, interprétée par Nathalie Emmanuel, est très attachée à son père, le maire conservateur, ennemi de César, interprété par Giancarlo Esposito ; tout en étant amoureuse de l’insaisissable artiste qui veut transformer la ville de son père.
« Megalopolis » nous conduit dans le labyrinthe de l’âme humaine où l’on perd la trace du réel et de l’illusion. Ces mondes confondus sont-ils des réalités ? Des élucubrations de l’imaginaire ? Et le temps ? Une invention de l’esprit humain, comme ces dieux dont il a besoin ? « Dieu a-t-il créé les humains ou ceux-ci l’ont-ils créé dans leur esprit » s’interroge à plusieurs reprises César Catilina.
À Megalopolis le temps s’est effectivement arrêté. L’histoire se regarde du haut de ce promontoire où l’imaginaire s’empare du réel, jusqu’à ce point de non-retour où il franchit le seuil de l’inconnu. Vers un avenir meilleur ?
Ce film, qui parle du temps, le fige en nos mémoires de façon parcellaire, à nous donner l’envie de le rembobiner et de revoir la subtile partition de ce montage dont le rythme prestissimo nous entraine dans le tourbillon de l’infinie profondeur de l’être.
S’émanciper du connu, des codes et des règles ; c’est ce qu’a fait Francis Ford Coppola en réalisant ce chef-d’œuvre dont aucun système hollywoodien ne voulait. Un saut dans le vide. Une mise en danger financière et créative. L’audace d’un pas libre, intemporel… comme un éveil.