Le Livre d'Eli est de ces films déjà vus ado que j'avais trouvés marquants mais incomplets sans trop savoir pourquoi. Ce troisième visionnage est donc celui de l'exorcisme, ce qui signifie que je vais basher un film que j'aime beaucoup. Vous voilà prévenus.
Une photographie au service de la beauté post-apocalyptique et une pluie de cendres : dès les premières images, les fans du genre lancé par Mad Max savent qu'ils ont de bonnes chances de trouver leur nouveau chouchou en Eli, ce survivor bad ass qui marche vers l'Ouest depuis des éternités. On imagine facilement ce qu'il a traversé et on fait « waouh » : ça y est, en un rien de temps, on est accro à cet homme et à l'univers qu'il doit subir chaque jour.
Les frères Hughes ont une capacité incroyable à construire des personnages entiers sur des détails. C'est d'ailleurs sur cela que repose le plus gros twist : le secret d'Eli, que je ne spoilerai pas, plus par respect pour l'œuvre que pour toi, lecteur. On s'attache très vite aux habitudes, aux gestes et aux paroles des personnages, ce qui en fait cette œuvre impactante qu'il est si difficile d'arracher à l'affect qu'elle procure pour établir sa vision critique.
Pour l'amateur de post-apo, la victoire est donc acquise. Trop acquise, en fait. Le traitement des réalisateurs aurait parfaitement convenu à La Route, film du même genre, aussi beau mais beaucoup plus direct. Eli, lui, n'a pas seulement le dilemme de l'Homme et du Survivant qui se battent en lui : c'est aussi un être spirituel tortueux qui n'hésite pas à accueillir ses émotions. À travers lui se jouent les valeurs morales de son monde, et ce n'est pas rien, comme fardeau.
Toute cette structure tient pas mal le coup, surtout compte tenu des variations de l'ambiance sur le long terme, qui tranchent avec Mad Max et compagnie, où l'atmosphère se devait d'être aussi épaisse qu'homogène. Dans Le Livre d'Eli, tout n'est pas désespéré : la Vie, pas plus que l'Homme, ne sont directement menacés. Ils sont fragiles, rares et mis à rude épreuve, mais on ne se dirige pas vers une fin qui soit inéluctable.
C'est pourquoi le film se permet plusieurs embranchements, diverses ambiances, tous aussi stables les uns que les autres. Le désert, la ville, et puis la direction qu'on doit prendre : tout ça tient la route et l'on ne peut que s'enthousiasmer de voir s'y ajouter des personnages hautement évolutifs, surtout quand l'un d'eux est Gary Oldman. Sans obsession pour le pouvoir, le scénario met très bien en valeur les rapports de force.
Et puis la dérive se produit. Quelque chose casse et une transition prend des airs de trahison pour le spectateur. Son attachement aux lieux n'est pas respecté, contrairement par exemple à Je suis une légende qui accorde une valeur affective au chez-soi, ou à Waterworld qui respire le homecoming permanent. L'histoire devient aussi têtue qu'Eli : il faut marcher coûte que coûte. “Stay on the path, it's not your concern” : Eli reconnaîtra lui-même avoir poussé ce précepte trop loin, mais il s'excuse aux autres personnages sans que le film s'excuse à nous. Un des rares trucs justes que j'avais mis dans ma première critique en 2016, c'est qu'on a beau nous rappeler qu'Eli n'est qu'un Homme, on n'y croit pas un instant.
Deux autres erreurs, moins graves, confirment la légère pente descendante que tout le film suit après son départ sur les chapeaux de roues. Premièrement, son intérêt inexplicable pour des scènes d'action dispensables qui fragilisent la suspension d'incrédulité au profit du divertissement. Premièrement et demi, Mila Kunis participe malgré elle, de par son rôle-outil d'innocente perturbatrice dans une vie bien huilée, à cette incursion dans le film pop corn. Et deuxièmement, la descente aux Enfers de notre cher Oldman est assez raccourcie et artificielle, pas du tout en harmonie avec le rôle superbe que l'acteur tient si bien qu'on jubile comme jamais quand il perd la face. Le méchant doit tomber : c'est tout, et c'est un peu court.
Le Livre d'Eli est donc un film assez touche-à-tout malgré le choix d'un genre qui cherche normalement à satisfaire un public plutôt facile. Il se permet des variations et des tangentes qui lui font honneur, le sortant définitivement des canons sans empiéter sur sa volonté esthétique. Le casting est soigné et l'audace de certains choix paye. Son erreur : trop en avoir fait pour se mettre le spectateur dans la poche. Le reste, même ce qu'il a de plus élégant, subit le contrecoup de ce creusage violent de quelques bulles intéressantes dans le matériau aussi fertile que fragile qu'est le post-apo.
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