Je fouillais le bac du Mk2 Store réservé au cinéma asiatique lorsque je tombai sur le DVD de Blind Mountain, dont le devant coloré de la boîte affichait six parenthèses de laurier, deux indiquant une sélection au festival de Cannes 2007 dans la catégorie Un Certain Regard ; derrière, surtout, figurait l'intrigante phrase suivante : "[le film] confronte deux genres quasi opposés [que sont le] rape (sans vengeance) et le documentaire." Je relis encore : "[le] rape (sans vengeance)" ; je ris, je l'achetai puis le regardai sans attendre avec mon petit frère. Et quel excellent choix, guidé par quelque absurdité, je fis là ! Li Yang offre, précisément, un certain regard sur la Chine qui ne cesse de secouer et d'emballer un public grandissant, ainsi qu'en témoignent les avis élogieux sur le tout récent A Touch of a Sin. Un public emballé par l'odeur de la liberté, celle qui s'attache à la dissidence ou à la simple prise de conscience, et par la découverte de l'Ouest lointain de l'Est lointain, cette immense zone de non-Droit au sein d'un pays où mieux vaut filer droit. "Un western chinois sidère la Mostra", titrait en 2011 un article du Monde à propos de People Mountain People Sea, une œuvre du même acabit : son auteur ne pouvait trouver meilleurs termes, tant les lieux et les hommes rappellent l'Amérique du temps de la Conquête. Sauvages et froids, les paysages de Blind Mountain ne rivalisent cependant pas avec ceux du Fossé, ceux du désert de Gobi dont j'avalai le sable lors d'une expérience mémorable -cerise sur le gâteau, à la fin de la séance, un vieux bobo parisien s'écria : "saleté de racaille communiste !" Coco ou pas, la Chine ressemble au travers de ces quatre films à une prison à ciel ouvert, tenue par qui y trouve intérêt.
Dans celui de Li Yang, un village se livre au commerce d'épouses en toute impunité. Une étudiante, Bai Xuemei, découvre brutalement au réveil qu'elle est victime d'une pénurie de femmes obligeant les hommes à importer ; dupée, droguée, abusée, sa nouvelle vie se résume bientôt à nourrir les cochons sous la surveillance et les coups de la famille de rustres qui l'a achetée. Ne pouvant s'y résoudre, elle tente plusieurs fois de s'évader, en vain : la succession d'epic fails suscite alors chez le spectateur une intense frustration, d'autant plus intense qu'il anticipe souvent l'échec de la tentative d'évasion. Et l'irrésistible envie lui prend de crier : "Cours !", "Cache-toi !", "Frappe !" ; "Plus vite !", "Plus profond !", "Plus fort !" ; "Attends ! Encore, encore, encore... Maintenant !" ; là aussi, en vain. Blind Mountain exploite son sentiment d'impuissance, le rend complice des villageois ; Blind Mountain lui dit : "Toi, spectateur, tu ne fermes pas les yeux, mais les garder ouverts ne sauvera pas l'étudiante." Car dans cette partie reculée de la Chine, loin des côtes, tous gardent à l'esprit le conseil des trois petits singes : ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire. Tous, par lâcheté, abandonnent Bai Xuemei à sa captivité ; tous, jusqu'aux autorités, qui ne débarquent que pour mieux fuir un village armé de fourches lors d'une scène finale apothéotique.
"[Le film] est tiré d’une histoire vraie mais j’ai dû apporter des modifications au scénario pour qu’il soit finalement accepté. En tout, on a coupé quarante morceaux… Dans notre pays, il est difficile de trouver des investisseurs pour ce genre de films car même le Bureau du cinéma ne veut pas qu’ils soient tournés…", confiait Li Yang à Écran noir en 2009. Sans doute le manque de moyens se ressent-il, mais le réalisme n'en devient que plus impressionnant ; un réalisme qui distingue d'ailleurs cette œuvre de Dogville, le parfait exercice de style de Lars von Trier. Lecteurs, Bai Xuemei, Blind Mountain et son réalisateur vous disent en coeur : "Voyez-moi !" Rageant et poignant.