Un groupe de jeunes apprentis allemands apathiques écoutent d'une oreille distraite l'exposé que leur fait l'ancien déporté polonais. Ils sont là pour la façade, employés par une entreprise allemande qui vient de racheter une usine de chimie dans la région d'Auschwitz, et si la responsable de la communication fait des ronds de jambes devant les caméras, elle exprime en off le fond de sa pensée : "Il n'y a pas besoin de s'y connaître en histoire, l'économie suffit".
A la fin de sa conférence, place au débat. Long silence, avant qu'un apprenti se lance, sans se rendre compte de l'inconvenance de sa question : " Que mangiez-vous ?". Le public s'ébroue quand pour répondre à la demande d'un jeune, M. Krzeminski relève sa manche et montre son numéro tatoué. Déception naïve d'un des jeunes qui constate : "On ne voit plus rien !". La réplique fuse, cinglante : "Je ne l'ai pas fait renouveler !"
Cette scène illustre parfaitement la richesse de ce nouveau bijou du cinéma contemporain, : cette façon tout en finesse d'aborder sans pathos la question que pose Sven à Ania, " Comment vivre sur le lieu du plus grand crime de l'histoire de l'humanité ?" Robert Thalheim a lui-même effectué son service civil à Auschwitz , et on voit bien comment cette expérience a pu nourrir son film de détails qui font mouche, notamment sur l'accueil goguenard que réservent les Polonais à cet Allemand même pas vraiment idéaliste : "L'Armée allemande est revenue à Auschwitz !", ou cette remarque de M. Krzeminski qui provoque l'hilarité de ses compagnons de bistrot : "Un Allemand sans montre ?"
Sven avait demandé de s'occuper de gamins à Amsterdam, il s'est vu affecter au service d'un vieillard acariâtre à Auschwitz. Il n'est pas donc préparé à cette incongruité que représente un Allemand sur ce lieu si sensible, comme le dit Ania. Quand celle-ci lui demande " Pourquoi ici ?", il lui répond "Je suis en train de comprendre pourquoi".
Robert Thalheim laisse filer intelligemment deux thématiques : l'actualité du devoir de mémoire à l'heure où disparaissent les derniers survivants de l'horreur concentrationnaire, et l'intrigue plus classique de la cohabitation d'une victime avec un descendant des bourreaux. Il utilise la trame du " Vieil Homme et l'Enfant" ou des "Contrebandiers de Moonfleet", celle de l'approche difficile de ceux que tout oppose : lors de leur première rencontre, M. Krzeminski laisse tomber en voyant Sven dans son bâtiment : "On fait auberge de jeunesse, maintenant ?"
Mais il ne succombe pas à la facilité du happy end, bien au contraire. Ce n'est pas quelques mois de cohabitation tumultueuse qui gommeront l'inconciliable, surtout avec le caractère de cochon de M. Krzeminski , celui-là même qui lui a sans doute permis de survivre. La subtilité du réalisateur se manifeste là-aussi : si l'un et l'autre franchissent une étape à l'issue de cette confrontation, ce sera chacun dans une direction différente.
Quant au thème du devoir de mémoire, il structure le film. Il peut se résumer à cette phrase que lâche M. Krzeminski : " Montrez leur La Liste de Schindler, ça leur fera plus d'effet", ou au conflit qui l'oppose aux conservateurs du Musée qui lui reproche de remettre à neuf "avec ses vieilles méthodes" les valises exposées en vitrine.
Privilégiant les plans fixes, les recadrages discrets et les longs travelings arrière pour filmer les balades à vélo dans la campagne environnante, la réalisation se met au service du propos, sans ostentation ni austérité. Film d'auteur, " Et puis les Touristes" se situe à l'extrême opposé d'un certain cinéma français prétentieux et nombriliste. Il sait raconter une histoire individuelle crédible, tout en évoquant des destins collectifs et des problématiques d'aujourd'hui, rejoignant ainsi le cinéma d'un Ken Loach ou d'un Laurent Cantet.
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