"Faut se laisser aller, je crois." Petite fille, Lucie a été séquestrée et maltraitée. Quinze ans plus tard, croyant avoir retrouvé ses agresseurs, une famille en apparence ordinaire, elle sonne à leur porte et bute tout le monde. Son amie Anna la rejoint sur les lieux du crime et mesure l'ampleur de la situation tout en exprimant, paniquée, sa perplexité vis-à-vis de la culpabilité de ces pauvres gens. Les choses prendront ensuite une tournure inattendue... Il était évident qu'un tel film soulèverait une polémique. Et ça, Pascal Laugier en avait conscience, pas une seconde il n'a rêvé à un accueil globalement chaleureux. Que voulez-vous, les spectateurs sont trop habitués à ce qu'on les caresse dans le sens du poil - y compris les glabres -, d'ailleurs les films d'horreur les plus connus du grand public ne sont-ils pas également les plus drôles, les plus légers ? Ce sont bien ceux-là qui banalisent la violence et la transforment en une source de gags certes pas toujours déplaisants (moi-même je prends plaisir devant cette connerie de "Destination finale", ou bien "Piranha 3D", ou encore le dyptique "Hostel"). Ici, Pascal Laugier (un français, youpi !) prend le parti de rendre cette violence détestable à tous points de vue, et ainsi frapper le spectateur de plein fouet. De ce fait, "Martyrs" n'est pas véritablement immoral, en tout cas nettement moins que les divertissements comico-gore évoqués plus hauts et qui pourtant ne dérangent personne. Non, ça n'est pas indécent dans la mesure où l'intention est clairement de choquer, de faire mal sans chercher à embellir ou comiquifier la violence (autant le dire tout de suite, le mot "comiquifier" n'existe pas, donc inutile de déranger ton dictionnaire confortablement installé dans l'étagère). Ici, on la voit telle qu'elle est vraiment, atroce et repoussante, et ça n'est ni drôle ni beau. Bien entendu, Laugier ne limite pas son oeuvre à cet unique désir d'écoeurement, qui sans qualité formelle ou narrative serait juste vain et malsain. "Martyrs" est en effet un brillant exercice de cinéma, qui parvient, pardonnez ma grossièreté, à nous foutre la gerbe tout en nous scotchant à l'écran, absorbés, hypnotisés par la force des images et le jeu criant de vérité des actrices principales. Une contradiction, un paradoxe, un miracle. C'est donc avant tout en tant qu'expérience émotionnelle viscérale que doit être vécu ce film, et non comme une démonstration gratuite de la violence, car le propos est en vérité plus subtil. Avec sa structure novatrice (notamment par le changement soudain de protagoniste), son absence de manichéisme et son scénario anti-conventionnel, "Martyrs" peut se vanter de se situer, sur le fond, bien au-delà du simple film de genre. Soulignons entre autres le caractère atypique des tortionnaires, loin des clichés du psychopathe excentrique : nous avons ici affaire à des gens en apparence normaux, bien sapés, ultra-organisés et disposant de moyens financiers importants. Ils exercent leurs tortures froidement, comme s'il s'agissait de rituels, de simples corvées à remplir (attitude étrange qui nous est magistralement expliquée à la fin). Dieu que c'est troublant, tellement plus affreux qu'un banal malade mental ! Mais bien que "Martyrs" soit déjà redoutable sur le papier, l'impact n'aurait pas été aussi fort sans le génie de la mise en scène. Peu dialoguée et rarement accompagnée de musique (Laugier opte plus souvent pour un brouillard sonore oppressant), cette plongée en huis-clos dans la souffrance s'avère d'autant plus difficile à supporter que son réalisme est à la limite de l'insoutenable, que ce soit dans la puissance de l'interprétation ou la réussite des maquillages de Lestang. Pourtant, le plus dérangeant dans "Martyrs", ce ne sont pas les séquences de torture et de meurtres, si atroces soient-elles, car la puissance narrative finit par surpasser la puissance visuelle, celle qui nous a déjà sonnés sans réserve pendant 1h30 ; je fais bien sûr allusion à la révélation finale, ce twist redoutable qui nous expose, en s'appuyant ingénieusement sur l'étymologie du mot "martyr", la perversité démentielle dont peut faire preuve l'être humain
dans la religion comme dans la science, afin repousser les limites du savoir
. A ce moment précis du film, on a presque envie de dégueuler. Certains trouveront sans doute ce dénouement tiré par les cheveux, et pourtant, en y réfléchissant bien et en considérant avec un minimum d'attention certains aspects de la société actuelle, il est tout ce qu'il y a de plausible. Beaucoup de sceptiques (ou devrais-je dire "esprits étroits qui crachent sur ce qu'ils ne comprennent pas") s'interrogent sur la visée de ce métrage, pourtant la réponse est si simple : heurter le spectateur dans son confort habituel, montrer la violence et la cruauté pour mieux les lui faire haïr. Quand, en plus, c'est fait avec un tel talent, il n'est d'autre choix que de crier au chef-d'oeuvre. Et puis il n'y a pas de mal à être un peu secoués de temps en temps dans notre quotidien si dénué de sentiments... Pas vrai ?