N'ayant pas lu le roman original, je ne peux pas faire le départ entre ce qui, dans le film, appartient à l'œuvre de McCarthy, et ce qui est propre à celle de John Hillcoat. Autrement dit, d'où viennent les clichés qui émaillent "La Route" ? Une errance dans un monde « post-apocalyptique » n'est pas un thème nouveau en cinéma, ni même en littérature (voir par exemple Jack London, "La Peste écarlate", 1912), mais le problème n'est pas là. Le problème vient de ces trop nombreuses scènes que tout spectateur croira avoir déjà vues bien avant le tournage de "La Route" : la quasi-totalité des flash-backs, le retour de l'homme dans la maison de son enfance, les « hallucinations » (?) du garçon, la complicité entre père et fils lors de la scène de la baignade... Cette abondance de clichés, à mon sens, vient du jumelage de deux genres pas si bien assortis que ça : le road-movie post-apocalyptique – avec ses traditionnelles réflexions sur les rapports entre barbarie et civilisation – et le « film d'éducation » – avec ses traditionnelles réflexions sur les rapports entre l'initié et l'initiateur. Lorsque l'on rajoute quelques allusions religieuses dont les Américains sont friandes, ça s'aggrave... Et que dire de cette voix off finalement peu présente mais trop présente ?
En réalité, si l'adaptation du roman de McCarthy mérite d'être vue, c'est pour les questions qu'elle pose indirectement et surtout qu'elle laisse sans réponses fermes : qu'est-ce qui a causé la fin de l'humanité ? (Et, accessoirement, y a-t-il un avenir pour elle ?) À quoi pense l'homme lorsqu'il contemple les viscères fumants d'une victime de la première bande armée qu'il croise ? À quoi pense exactement Ely qui demande à l'homme si le garçon est vraiment son fils ? Ce vieil Ely est-il un imposteur ? Pourquoi y a-t-il des hommes aux pouces coupés ? Est-ce l'homme qui finit par devenir paranoïaque ou bien son fils est-il indécrottablement naïf ? Les intentions du groupe que le garçon rencontrera à la fin du film – par ailleurs cliché à peine « apocalyptisé » de la famille d'Américains moyens – sont-elles vraiment pures ? Ce groupe d'humains est-il seulement réel, ou est-il une hallucination du garçon qui, contrairement à son père, veut des amis et (donc ?) les voit ? Ces questions tirent leur force, d'une part, du jeu des deux acteurs principaux, qui est toujours à la limite du "too much" mais donne finalement tout son sens à "La Route" ; et, d'autre part, de la photographie du film : un camaïeu de teintes ternes passant par toutes les nuances du gris et du marron. Du même coup, c'est le thème du silence, très présent dans ce film presque sans musique, avec bien peu de paroles, et avec encore moins de paroles prononcées haut et fort (d'où, on y revient, l'inopportunité de cette voix off), qui trouve sa place : il unit les deux thèmes de l'ambigu et du terne.
Et là où précisément le film de John Hillcoat fonctionne à plein, c'est lorsque, dans son cadre pesant, lent et froid, fait de silences et de chuchotements, de teintes grises et marron, surgit la violence, sous quelque forme que ce soit : violence faite aux êtres enfermés dans la cave de l'« élevage humain », violence de la dispute entre l'homme et la femme dans l'une des scènes de flash-back (un modèle de dispute à voix basse mais tout en tension), violence suggérée des scènes dans lesquelles un père apprend à son fils à se suicider sans se rater, violence des différentes scènes de meurtre... Cette violence a ici une autre qualité : donner du rythme à une action qui en aurait parfois encore davantage besoin. Car, à cause de ses scènes filmées toujours un peu de la même façon – plan large sur les deux héros marchant, puis péripéties en plan serré –, et à force de jouer sur le flou temporel – l'homme au début du film n'est pas sûr d'être en automne, et le spectateur ne peut pas savoir si la partie filmée de l'errance des deux héros s'étend sur une semaine ou sur un an – "La Route" risquait de devenir interminable.