Après avoir été acclamé par une critique unanime avec Rois et reines Desplechin poursuit son oeuvre tourmentée avec Un conte de noël, réunion de famille tournant à un implacable règlement de comptes où une grande place est accordée à la psychologie des différents personnages. Secrets dévoilés, complexes mis à jour, spécificités de chacun se contrecarrant systématiquement, individualités antinomiques, disputes, accidents, rapports froids et distants, violence sous-jacente, répliques dérangeantes de haine contenue, silences, mépris, tout y passe dans ces fameux règlements de comptes que nous a concoctés Desplechin.
Après plusieurs films (La sentinelle, Esther Kahn, Rois et Reines entre autres) Desplechin s'avère doté de toutes les caractéristiques qui définissent un cinéaste. Il a une troupe d'acteurs - Devos, Almaric, Roussillon, déjà présents dans plusieurs opus du réalisateur (et chaque cinéaste a ses acteurs de prédilection: songeons à la fructueuse collaboration entre Martin Scorsese, Robert De Niro et Joe Pesci, entre Resnais, Dussollier, Azéma et Arditi), il a des thèmes qui le préoccupent - la famille qui se désagrège, la famille comme terrain de dispute et de querelles, la quête de l'individualité, il a un sens du dialogue aigu (les horreurs que profère Henri, le fils maudit, à ses parents) et il sait définitivement imposer ses ambitions personnelles, en condamnant le moindre conventionnalisme, en particulier les clichés scénaristiques ou le cloisonnement stérile des genres.
Car si son Conte de noël arbore la forme d'une tragédie grecque classique (structuré en cinq parties, soit cinq actes) Desplechin s'en éloigne finalement: la haine exacerbée qui domine la famille et les personnages sont croqués d'une façon délibérément absurde ou surréaliste.
Et puis la rationalité désespérément glaciale, la formulation explicite de tant de haine, le traitement scientifiquement entomologiste (analyse rationnelle et presque scientifique des personnages: quasiment une dissection des caractères et des sentiments) auquel a recours Desplechin ainsi que l'importance de la science au sein de l'intrigue (la mère Junon a besoin d'une greffe de la moelle osseuse, un des enjeux du scénario est de savoir si les enfants et petits-enfants sont compatibles ou non avec elle) empêchent le phénomène de la catharsis d'avoir lieu, c'est-à-dire une quelconque identification avec les personnages.
Parlons-en des personnages. Les noms d'Abel et Junon que portent les parents font référence aux mythologies romaine et chrétienne, et pourtant on s'interroge sur les liens entre ces divinisations suprêmes et les personnages en chair et en os dont il est question dans le film. Quel lien, en effet, entre l'incarnation du mariage, de la fertilité et du bonheur maternel et une femme malheureuse, faible, vulnérable, malade, haineuse, dont le premier enfant est mort très tôt. En faisant porter ce nom fortement connoté au protagoniste maternel dont les attributs sont antinomiques à ceux de la déesse, est-ce une façon de démystifier la religion romaine? Abel, lui, est un homme simple, qui a des croyances et des valeurs inébranlables concernant la famille, la religion (d'où la messe de minuit le soir de Noël), la tradition, conservateur, conventionnel, mais cependant intelligent, raisonneur, friand de musique. Il est le patriarche qui assiste à la façon dont se désagrège la famille qu'il a contribué à construire, un peu comme le shérif Bell assistait à l'anéantissement de ses valeurs dans son entourage 'honnêteté, loyauté, égalité..) dans No country for old men des frères Coen.
Et puis il y a la jeunesse, représentée par l'irrévérencieux et rebelle Henri, le fils maudit, interprété par un Mathieu Almaric impressionnant dans la façon dont il se glisse dans la peau de cet homme qui n'a jamais connu l'amour maternel, la façon dont il transmet au spectateur la haine dont son personnage est consumé. Il y a la chair fraîche, appétissante, affriolante, celle des très désirables et érotiques Chiara Mastroianni et Emmanuelle Devos; il y a Melvil Poupaud en amoureux assez décomplexé; Anne Consigny en soeur terrorisée qui livre une prestation bouleversante; chaque mot venu d'elle est prononcé comme un frisson, on sent à chaque mot le savant mouvement des lèvres, l'activité de la langue, la présence de la salive, on sent dans chaque respiration la peur pour son enfant, la peur de la haine de son frère Henri, qui gangrène sa famille. Son interprétation (sûrement sa meilleur à ce jour, d'ailleurs elle y prouve qu'il ne faut pas la cantonner perpétuellement à des seconds rôles sans saveur) nous prend tout à coup aux tripes - par exemple lors de l'entrevue avec un psy.
Desplechin s'est donc plu à nuancer son tableau: Henri victime du manque d'amour maternel de Junon, Élizabeth victime de la haine d'Henri: un tableau dans lequel la victime se transforme en agresseur.
Mais ce qu'arrive avant tout Un conte de noël c'est à procurer de grands moments cinématographiques. Et cela on doit déjà à cette brochette d'acteurs dont on se laisse happer avec plaisir, ces comédiens qui ont su si parfaitement s'adapter à l'univers du réalisateur. Grâce à leurs prestations, on sent tout ce qui anime leurs personnages respectifs: on sent la haine, l'hypocrisie, la colère (l'amour n'est finalement présent que dans les jeunes couples, même s'il y a plusieurs relations ambiguës. Ils parviennent aussi à restituer toute l'ambiance d'une scène: celle du repas de noël par exemple.
Les efforts du metteur en scène se conjuguent avec les leurs pour des séquences particulièrement percutantes. Outre les scènes qui expriment la haine des protagonistes (la scène lors de laquelle Henri et Junon sont tous les deux dehors et qu'ils s'annoncent avec une imperturbable sérénité leur non-amour réciproque), on retiendra notamment la scène lors de laquelle le personnage de Chiara Mastroianni s'abandonne au peintre de la famille, qui venait de lui déclarer qu'il l'aimait profondément. Filmée du point de vue du peintre, la scène ne met pas l'accent sur leur fusion charnelle (bien qu'il s'agisse réellement d'un coït) mais surtout sur l'abandon de la jeune fille. Celle-ci se déshabille lentement, avec sensualité et douceur, comme mue par la musique d'opéra qui insidieusement se laisse entendre. On voit les mains de son amant qui s'agrippent à son corps, essayant (vainement) de s'approprier cette délicieuse beauté. Chiara Mastroianni apparaît dans cette scène (dans laquelle on ne voit du peintre que les mains) comme une réincarnation de l'amour et de l'érotisme, une sorte de Vénus moderne, gardienne de beauté et de jouissance charnelle. Ainsi c'est une nouvelle fois l'occasion pour Desplechin de faire allusion aux mythes. Le cinéaste sublime dans cette grande séquence l'actrice de façon magnifique, une preuve qu'il aime beaucoup ses acteurs, qui pourtant se haïssent tellement. Une telle scène démontre la vigueur et l'évidence du talent du cinéaste en question.
Mais son Conte de noël n'est pas parfait. Loin de là. On a insisté sur la qualité de la direction d'acteurs, sur la qualité des prestations, sur le soin et l'audace apportés à l'image, de la présence réelle d'un thème consistant, mais on n'est pas tellement attardé sur le scénario, ses enjeux, l'écriture de ses séquences, le sens de l'ensemble de ses séquences.
Eh bien justement c'est là qu'il y aurait de quoi émettre une critique. Il y a un moment où, entre deux joutes verbales, deux mots de haine bouillonnante, le scénario du film devient trop vaporeux, semble ne plus emprunter un véritable chemin. Restituer la haine d'une famille, mettre en place un règlement de comptes, démystifier les religions et les mythes, faire preuve d'audace, voilà de beaux d'enjeux, mais trop vagues et peu claires pour vraiment aboutir à une oeuvre qui surprendrait par l'évidence de sa qualité. En livrant tant de portraits (beaucoup de personnages), en proposant tellement d'intrigues, en rallongeant tellement son film (qui dure 2 heures 30) Desplechin semble avoir trop écouté ses désirs foisonnants. Ses ambitions affluent tout à coup, nombreuses et désordonnées. Un conte de noël n'est donc pas le chef-d'oeuvre de Desplechin. Il faudra attendre un autre film où il imposerait avec plus de méthode et de rigueur ses ambitions cinématographiques les plus importantes.
Le film impressionne par son audace, sa puissance, ses émotions (dues à l'énorme investissement des comédiens), mais son aboutissement demeure relatif. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que Desplechin s'impose comme un véritable cinéaste, avec des ambitions et des thèmes qui lui sont propres.