Au début de "Rusty James", le spectateur est accueilli par le tag "The Motorcycle Boy reigns" sur les mur de Tulsa ; quand il arrive à la Boca, le quartier de Buenos Aires où vit son frère, Bennie tombe sur l'inscription "Ne lâche pas la corde qui te lie à ton âme". Ce n'est pas un hasard si je commence cette critique en faisant référence à "Rusty James", tant les similitudes sont nombreuses entre les deux films : tout d'abord, la superbe photographie en noir et blanc, avec des plans d'ensemble des deux villes, Tulsa et Buenos Aires, agissant comme des ponctuations du récit, et l'injection de la couleur, avec ici le rôle inversé qui lui est donné, celui du retour en arrière.
Le thème ensuite, celui de la fascination du cadet pour l'aîné, et des difficiles retrouvailles entre les deux, avec la différence dans la place du père, démissionnaire dans "Rusty James", écrasante statue du Commandeur dans "Tetro". Dans les deux cas, le point de vue adopté est celui du cadet, et si dans le premier les déchirures de l'enfance passaient au second plan derrière l'actualité de la relation de frère à frère, ici le rapport au père se trouve au coeur du récit, ainsi que la place dans la lignée comme le symbolise une de leur première promenade sur la tombe de l'aïeul italo-argentin.
C'est sans doute là que réside la principale différence entre l'oeuvre de 1984 et celle de 2009, l'abandon d'une certaine linéarité représenté par l'unité de temps et de lieu dans "Rusty James" au profit d'un récit plus complexe, construit comme une poupée russe autour des révélations sur l'identité de chacun, et dont la rupture prend forme avec le voyage en Patagonie (pour recevoir le Prix "Parricide" !), sorte de cul-de-sac du monde, avant le retour à Buenos Aires où tous les élements dispersés se retrouvent. La place de la famille aussi a évolué entre les deux films : refuge contre le monde extérieur dans "Rusty James" elle devient ici au contraire le lieu à fuir : "J'ai divorcé de ma famille", proclame d'ailleurs Tetro.
Forcément, on pense aux éléments autobiographiques : le père chef d'orchestre, le fils qui cherche à exister comme créateur dans un autre art, le petit-fils qui récupère le travail de son père. Francis Ford Coppola reconnaît cette inspiration tout en en fixant les limites : "J'ai vécu les sentiments et les rivalités que je dépeins à l'écran, mais l'histoire du film n'a rien à voir avec la mienne. Par exemple, mon père Carmine était un compositeur talentueux, certainement trop centré sur lui-même pour être un artiste accompli, mais c'était un homme très doux, un père merveilleux : tout l'inverse de celui que je décris dans le film !"
Mais pour un fou de cinéma comme Coppola, la source d'inspiration ne peut se limiter à sa propre famille et à sa propre histoire, et une fois encore, les citations foisonnent : "Les Chaussons Rouges" et le "Contes d'Hoffman" de Michael Powell, la robe verte de Cyd Charisse dans "Chantons sous la pluie", le découpage du cadre en écrans multiples à la Brian DePalma lors de la cérémonie en Patagonie ; je me suis même demandé si le vol de la baguette dans le cercueil paternel n'était pas une référence à "Harry Potter et les Reliques de la Mort"...
Ma réticence à crier au chef d'oeuvre trouve son origine dans certaines scènes, ou peut-être plus précisément certains personnages vraiment trop caricaturaux (Francis, t'es trop ?), comme Alone, Abelardo et Josefina ; cette dernière fait d'ailleurs écho au personnage de Cassandra, la tentatrice écervelée de "Rusty James". Ces scènes étirent un peu le récit, et le détournent de l'essentiel, à savoir la relation entre Bennie et Tetro. Il n'en reste pas moins que "Tetro", tout comme "L'Homme sans âge", détonne dans la production actuelle par la flamboyance de sa mise en scène, la dimension tragique de son propos, et la qualité de jeu de ses principaux acteurs.
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