Réalisé en 1995, ce long métrage est parfaitement caractéristique du glissement esthétique qui s'opère lentement - entre la fin des années 80 et la seconde moitié des années 90 - entre 2 générations de cinéastes allemands : le modernisme "mené" par R.W. Fassbinder et fortement connoté d'une philosophie politicisée anti-capitaliste (on pense ici goulument à La Troisième Génération : une civilisation poussée à bout par un consumérisme inhumainement exacerbé), et l'irréalisme hanekien, où la démesure de l'horreur est telle que ça en devient paradoxalement plus humain, plus touchant, moins distant. Der Kopf des Mohren contient bien des éléments des 2 sensibilités cinématographiques : le retour à la nature + l'horreur hallucinée, des corps entassés engloutis dans des décors ternes + une folie égocentriste à l'extrême limite du sadisme, etc. Le scénario est d'ailleurs signé Michael Haneke (bien que lui-même n'ait pas mis en scène d'hallucinations / cauchemars avant Amour, soit son 12e film de cinéma [son 20e film, si on prend en compte ses téléfilms...]), et on pense avidement au 7e Continent, sur cette déflagration mortifère de la cellule familiale à renforts de pulsions de mort. Les protagonistes sont incapables de s'exprimer, d'extérioriser leurs propres hantises, inaptes à se comprendre et à communiquer entre eux et à eux-mêmes : ces êtres ne parviennent pas à s'adapter les uns aux autres, leurs désirs et leurs philosophies sont incompatibles, s'opposent, s'affrontent et s'entrechoquent, et le recours aux technologies de communication est illusoire (la télévision n'est qu'un écran opaque, le téléphone est, en reprenant la logique freudienne, incapable d'assurer la mise en communication effective entre 2 personnes, etc.). La première séquence est par ailleurs une des idées les plus brillantes du cinéma contemporain : la famille joue à la famille modèle, prétend, simule le consumérisme le plus docile. Der Kopf des Mohren se présente ainsi comme un film troublant sur l'importance démesurément et illusoirement accordée à l'apparat, au bien-être matériel et donc à soi-même. Les acteurs sont très justes, le montage est précis (les changements de plan contribuent à la discrétion et à la subtilité des images hallucinées, brillamment "normalisées" par la photographie) jusqu'à évoquer subrepticement, presque en guise de conclusion provisoire, la mémoire et la croyance.