Comme dans The Wrestler et peut-être comme dans tous les films d’Aronofsky, on assiste dans The Black Swan à un dévouement jusqu’à l’oubli et la destruction de soi, un dévouement qui inévitablement finit dans la folie et dans la mort. Toute passion est sacrifice de soi-même. Si on cherchait un message dans les films du réalisateur, ce serait peut-être celui-là. La passion de Nina, prête à tout pour interpréter le double rôle du cygne blanc et du cygne noir du Lac des Cygnes, la dévore et la détruit.
Le ballet de Tchaïkovsky et le symbolisme ambigu du cygne – incarnation du désir sexuel mais aussi, lumière et ombre, jour et nuit, vie et mort – fonctionnent comme une mise en abyme de l’histoire de Nina: un même visage pour deux natures: l’une pure et fragile, l’autre sensuelle et perverse.
À l’instar d’autres films sur le thème du doppelganger et de la schizophrénie, la double personnalité de Nina et son instabilité identitaire sont d’abord des signes furtifs, et sont intimement liés au corps: sa propre image reflétée qu’elle ne reconnaît pas, des traces de griffure dans le dos, des boules sous la peau. On passe du sang qui coule sans explication au pied déformé, et à l’horreur finale. Peu à peu, les visions de Nina deviennent de plus en plus violentes et incontrôlables et finissent par l’envahir.
Le corps est l’élément du film. Il est fragmenté: les gros plans sur les muscles des bras et des cuisses, sur les membres et le visage de Nathalie Portman sont aussi bien une célébration du corps qu’une manière de l’appréhender comme un objet étrange, à la fois familier et autre. Il est mouvant, lieu de la métamorphose, objet du désir et de son refoulement, de souffrance, du plaisir impossible, objet artistique.
On a beaucoup comparé Black Swan à La Pianiste, et effectivement les deux films sont deux traitement d’une obsession, celle d’Erika pour la souffrance et celle de Nina pour son art. Même si les deux films sont très différents dans leur mise en scène et leur narration, on peut aussi rapprocher Black Swan de Mulholland Drive pour la confusion du personnage entre les rêves et la réalité, et pour sa violence. On est Nina d’un bout à l’autre du film, et cette violence, comme celle de Mulholland Drive, est intense et presque insupportable parce qu’elle est suggérée, latente, et surtout entrecoupée d’instants de grâce, de douceur, voire d’humour (le vieil homme dans le métro qui fait des avances à Nina).
Le dernier plan du film incarne bien la fusion des antagonismes, la lumière devient mort, et le générique apparaît, plume noire sur fond blanc et plume blanche sur fond noir. Le film s’arrête et je reviens à la réalité, mais cette violence reste. C’est une sensation à l’intérieur de mon propre corps, comme un bourdonnement indéfini, sans véritable sens, ni destination, ni origine. C’est rare et c’est le signe d’un grand film.