Sentiment paradoxal à la vision de ce film. Captivant, éprouvant, assommant. Une vraie force dramatique. Une vraie lourdeur expressive.
Darren Aronofsky a fait le grand écart entre The Wrestler (son précédent long-métrage) et Black Swan, passant du catch à la danse classique. Il propose ici un voyage au bout des névroses, l'héroïne sous pression confondant de plus en plus la réalité avec ses hallucinations et fantasmes, sombrant inexorablement dans un délire parano. Pour animer ce thriller psycho-horrifique à tendance fantastique, le réalisateur développe un scénario très intéressant autour de Nina. Grande petite fille surprotégée par une maman aigre, jalouse, étouffante. Danseuse appliquée, sage, fragile, à qui l'on demande de montrer un côté noir, sensuel et pulsionnel. Artiste et femme tiraillées entre Apollon et Dionysos, entre perfection ordonnée et folie créatrice. Autour d'elle, dans le ballet : un metteur en scène mi-Pygmalion, mi-Méphisto, et une concurrente qui représente tout ce que Nina n'est pas. Mais c'est surtout contre elle-même qu'elle va se battre, pour une libération qui rime avec autodestruction.
Sur les deux premiers tiers du film, Aronofsky exploite parfaitement son scénario en distillant des éléments inquiétants. Mais plus il fait monter la tension, plus il perd en subtilité, passant de l'implicite à l'explicite, de l'évocation à la démonstration. Pourquoi ce besoin de tout mettre en image, notamment le dédoublement de personnalité et la métamorphose ? Les effets visuels sont de plus en plus tapageurs. Et on bascule à la fin dans le grand-guignolesque, voire le grotesque : les yeux rouges, les pieds palmés, les ailes noires... La caméra, vibrante au début, devient tourbillonnante et les décibels pleuvent. Louis Guichard, dans un article de Télérama par ailleurs élogieux, parle d'une "efficacité de bulldozer". C'est exactement ça. Sur une thématique similaire, Michael Powell et Emeric Pressburger avaient fait tout aussi noir, mais beaucoup plus beau et subtil : Les Chaussons rouges (1948).