En compétition dans le cadre de la sélection officielle de cette quinzième édition de Fantastic'Arts, The Broken avait du souci à se faire. Le film allait en effet avoir l'opportunité de se frotter à la nouvelle garde du Septième Art ibérique -qui n'en oublierait pas d'être Fantastique, loin de là- au cœur d'une bataille mettant en scène des combattants tous plus flamboyants les uns que les autres. The Broken n'en sortirait pas vainqueur, mais ne passerait pas inaperçu pour autant.
Son esthétisme et sa froideur n'allaient pas laisser le spectateur de marbre. Le côté glaçant de certaines scènes, associé à une photographie apportant beaucoup à l'ambiance aseptisée du film, font de l'histoire une intéressante variation sur le thème du double. L'approche visuelle choisie par le metteur en scène pourra rencontrer quelques difficultés à se faire apprécier de son public, qui pourra lui reprocher un aspect par trop impersonnel. Mais c'est justement à ce prix que Sean Ellis est parvenu à créer un film crispant, dans lequel la menace est là, tapie dans l'ombre, toute proche, bien qu'appartenant à un monde parallèle.
A Londres, une jeune femme, Gina McVey, passe la soirée à fêter avec famille et amis l'anniversaire de son père. Vers la fin du repas, le grand miroir exposé au salon tombe soudainement, se brisant bruyamment sur le sol. Personne ne se risque alors à clamer l'adage bien connu, bien que tous y pensent. Les convives sont tendus, ils tentent pourtant de retrouver la bonhomie qui était la leur quelques instants auparavant. Pour ensuite se séparer, chacun rentrant chez soi. Cet anniversaire avait pour but de présenter tous les personnages ; nous y avons fait la connaissance d'une famille unie, tout en devinant l'importance qui sera attribuée à la musique, et à la bande-son en général. Le lendemain, Gina sera victime d'un terrible accident de la route, dont elle sortira miraculeusement indemne. En apparence.
La narration de Sean Ellis est finalement conventionnelle, pour le genre ; mais elle tient bien la route, lorsqu'elle adopte le point de vue de Gina. Celle-ci tente de retrouver la mémoire, qu'elle a parcellaire. Du violent accident qu'elle a traversé ne subsistent que quelques fragments. Qu'elle a toutes les peines du monde à mettre en ordre et à compléter. Son compagnon, Stéphane, est à ses côtés et devrait lui servir d'élément stabilisateur. Il ne semble pas réellement remplir cette fonction et n'en devient que plus énigmatique. Inquiétant et affable à la fois, le Frenchie (très justement interprété avec toute l'ambiguïté nécessaire par le comédien Melvil Poupaud) paraît mystérieux, peut-être trop pour être honnête. Ou bien est-ce juste Gina qui s'enfonce tout doucement dans la schizophrénie ? Car rappelons-le, nous traversons l'histoire de son point de vue, nous prenons connaissance des événements à travers son regard.
Les choses n'étant jamais aussi simples qu'elles le paraissent, le spectateur en vient à imaginer l'une ou l'autre sombre malédiction, qui s'étendrait à l'ensemble des membres de la famille McVey. Car Gina n'est pas la seule à rencontrer des difficultés à se rappeler son passé proche. Son père, John, semble atteint des mêmes troubles, qui se traduisent par les mêmes symptômes. Tout au long de l'histoire, des miroirs se brisent, alors que l'héroïne tarde à se poser les bonnes questions. Tout près, un monde semble l'épier, prêt à l'engloutir. Ou bien est-ce son imagination qui lui joue des tours. Cette vie cachée n'est-elle qu'imaginaire, ou bien répond-elle à notre côté sombre, la face obscure que chacun d'entre-nous cache au plus profond de lui-même ?
Ces interrogations font partie de l'univers du Fantastique depuis plusieurs décennies. Croisées avec le thème des " envahisseurs " -ces doubles maléfiques qui nous remplacent peu à peu- elles façonnent un récit étouffant dans lequel aucune issue ne semble possible. Dans sa seconde partie, The Broken prend une tournure plus intéressante. Gina a-t-elle des hallucinations ? En liant son sort à celui de l'Humanité, le film prend une nouvelle direction, plus désespérée. L'Humanité court-elle à sa perte, sans défense face à une armée de doubles qui attend patiemment son heure ?
Sean Ellis l'a bien compris, le Fantastique n'est pas un genre figé, qui se laisse enfermer, limiter, par des règles bien établies. C'est pourquoi la chute de son film laisse planer l'incertitude et ne dévoile pas intégralement le mystère. La conclusion est bonne, au moins autant que ce qui précède, et nous confirme ce que l'on pressentait à la vision du premier film de son metteur en scène, Cashback. Sean Ellis est un cinéaste à suivre, impression renforcée par sa capacité à s'entourer des bonnes personnes aux bons endroits. Les comédiens Richard Jenkins, Lena Headey (une mention particulière pour sa composition froide et hypnotique) et Melvil Poupaud apportent chacun un élément indispensable à l'histoire. Son directeur de la photographie, Angus Hudson (déjà présent sur