Bachir, c'est Bachir Gemayel, le dirigeant des milices phalangistes élu Président de la République libanaise et assassiné le 14 septembre 1982, soit une semaine avant son entrée en fonction. La mort de ce leader maronite allié d'Israel conduisit trois jours plus tard au massacre des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, perpétré par des miliciens phalangistes, et qui a fait entre 700 et 3500 morts.
La valse, c'est celle que fait un camarade d'Ari dans une rue de Beyrouth-Ouest sous le feu des snipers, vidant à l'aveugle le chargeur de son fusil-mitrailleur devant un immense portrait de Bachir, à l'image de ses camarades cramponnés à leurs mitrailleuses et tirant dans le noir de part et d'autre de leur blindé fonçant dans la nuit. Car la particularité de cette guerre, ou en tout cas de la façon dont elle est rapportée à travers le prisme des souvenirs fragmentés des vétérans, c'est qu'on n'y voit jamais l'ennemi, ou alors juste des rangers entraperçues depuis une cachette ou des silhouettes dans une voiture. La seule fois où on distingue le porteur d'un lance-roquette, c'est qu'il s'agit d'un enfant surgi de dessous les oliviers avant d'être abattu par un feu nourri.
Certains journaux ont présenté "Valse avec Bachir" comme un dessin animé documentaire. Catégorisation réductrice, ou alors on classe "Quand passe les Cigognes" ou "Voyage au bout de l'Enfer" dans le genre Fiction Documentaire... Comme dans "Persépolis" auquel il fait forcément penser (même démarche autobiographique, même support, même recherche plastique, même présentation à Cannes -avec un résultat malheureusement différent), l'histoire sert de toile de fond au récit ; mais le point de départ se situe justement dans la négation de la narration classique : l'amnésie, le "Je n'ai rien vu à Hiroshima".
Ari Folman choisit donc de partir de cet oubli pour en faire le fil rouge du récit : en utilisant les indices que l'inconscient veut bien lui laisser, les fragments de rêves de Boaz et de lui-même, et les souvenirs parcelaires de ses camarades, dont une psychiatre raconte comment il est facile d'en fabriquer des faux. Le plus intéressant dans ce parcours, ce n'est pas son arrivée : vingt ans après, tout le monde sait à peu près ce qui s'est passé à Sabra et Chatila, même si le niveau de complicité de la hiérarchie israelienne reste controversé.
Non, le sel de cet histoire, c'est le cheminement suivi par Ari et ses frères d'arme pour survivre à un tel épisode. De même que partout en France, des septuagénaires taisent leur Guerre d'Algérie, de même en Israel, des quadragénaires calfeutrent dans un coin de leur mémoire le souvenir d'une sale guerre, dans une société bâtie sur l'exaltation des succès héroïques de 48, 67 et 73, et où ces fils et petits-fils de rescapés de la Shoah ne peuvent concevoir de passer du côté des bourreaux. Quand un des temoins israéliens du massacre raconte la sortie des rares survivants du camp, il évoque la célèbre photographie du petit garçon les mains en l'air lors de la liquidation du ghetto de Varsovie, et ce téléscopage des images explique aussi la perte de la mémoire.
Ari Folman a choisi de tourner et de monter en vidéo le film avant d'en faire un story board de 2300 dessins qui ont ensuite été animés. Le choix de ce type de support paraît particulièrement judicieux à la vision, à la fois par le réalisme des décors et des mouvements qui ancrent le récit dans une forme de vérité, et à la fois par la distance poétique que le dessin permet d'introduire, notamment pour les scènes des rêves ou des réminiscences. Curieusement, si l'animation est fluide pour les scènes en mouvement, comme la traversée de la ville par les fantômes des 26 chiens de Boaz ou la scène où un soldat sur la plage préfigure l'air guitare avec son M16, par contre la lenteur quasi stroboscopique des déplacements des personnages lors des discussions épouse leur difficulté à avoir accès à leurs souvenirs.
Privilégiant les teintes ocre et sepia, les contre-jours et les jeux de lumières des néons sur le pare-brise d'une voiture ou des fusées éclairantes dans le ciel, Ari Foldman joue aussi des contrastes entre les ténèbres des nuits de Tel-Aviv ou de Beyrouth et la blancheur de la Hollande sous la neige. Le choix des musiques très éclectiques est aussi particulièrement opportun, notamment dans l'effet de décalage entre la douceur de l'ambiance sonore et la brutalité de l'image.
Etrangement absent du palmarés de Cannes (un tel sujet ne pouvait que plaire à Sean Penn, et Natalie Portman, née à Jérusalem, a tourné avec Amos Gitaï), "Valse avec Bachir" est incontestablement un des meilleurs films de ce premier semestre 2008, par son inventivité, l'intelligence de sa construction et l'émotion sans complaisance ni facilité qu'il suscite.
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