A mettre au même niveau que Les Enfants du Paradis. Sommet du réalisme poétique, ce chef d'oeuvre du cinéma mondial n'a absolument pas vieillie. Le scénario de Jacques Viot est superbement écrit et dialogué par Prévert: cette histoire d'amour tragique située dans le milieu ouvrier de l'après Front Populaire pourrait être parfaitement transposable au contexte social actuel.
Mais l'audace pour l'époque se situe au niveau de la construction en flash back marqué par des transitions en fondu enchaîné pour le montage, voulue par Marcel Carné. Ce qui n'avait jamais été tenté auparavant. Rendons justice à Carné pour cette innovation cinématographique que l'on attribue trop facilement à Orson Welles avec un autre monument Citizen Kane, tourné l'année suivante.
Ce qui est certainement dû au fait qu'à sa sortie, le film fût fortement attaqué par certains critiques, désarçonnés par la forme et le fond du film et n'a pas rencontré le succès public escompté. C'est après la guerre qu'il commença à être apprécié pour sa juste valeur.
Les aller retour entre cette chambre d'hôtel où chaque objets le ramène à ses souvenirs, Gabin, traqué comme un animal sauvage par la police prête à donner l'assaut, se remémore chaque étapes de son histoire d'amour , elle-même "responsable" de cette issue qui on s'en doute dès le départ sera fatale, sont d'une force inouïe.
Pas à pas, le scénario nous mène au "piège" qui se refermera dramatiquement sur ce beau couple d'amoureux joué par Jean Gabin et Jacqueline Laurent.
Vraie tragédie grecque, c'est surtout une réflexion sur le Destin, sur l'enchainement incontrôlable des événements quand la passion prend le dessus sur la raison et qui pose la question: existe-t'il un amour heureux ?
Reconstitution en décors extérieurs remarquable d'Alexandre Trauner d'un quartier ouvrier des années 30, où Carné saisit tous les détails de la vie d'un quartier populaire en promenant sa caméra.
Jean Gabin signe une de ses prestations les plus belles, si ce n'est la meilleure de sa carrière avec Le Chat, tout en émotion, passant de l'humanité généreuse à l'amour passionnel, jaloux et tourmenté qui le ronge de l'intérieur, et révélant une violence qu'il ne soupçonnait pas lui-même. Son tour de force c'est que son jeu nous permet de nous identifier à son personnage et de nous attacher à lui.
Jules Berry, le dresseur de chien, par qui le pire arrive, figure symbolique du destin, nous livre une prestation également mémorable, évitant de tomber dans la caricature du salop intégral, appuyant sobrement sur le côté ambigüe et manipulateur de son personnage.
Quand à Arletty, belle et touchante, est celle qui apporte un peu de douceur et d'humanité dans cet océan de noirceur pas si poétique...
A voir au moins une fois dans sa vie.