Après la sortie de son quatrième long-métrage, Hôtel du Nord, en décembre 1938, Marcel Carné cherche un nouveau projet cinématographique pour continuer à exploiter les richesses du réalisme poétique, courant alors en vogue sur les grands écrans.
Juste avant Hôtel du Nord, Marcel Carné réalise Le Quai des brumes, violemment attaqué par la presse politisée, ainsi que par Jean Renoir, qui qualifie le film de « fasciste » et se brouille définitivement avec son dialoguiste favori, Jacques Prévert. Mais si Le Quai des brumes sépare ces deux hommes, il a le mérite d’en unir trois autres : Carné, Prévert et Gabin. Ce trio, satisfait de son travail dans le film qui suit, Hôtel du Nord, s’engage dans une nouvelle collaboration cinématographique et réfléchit déjà à un nouveau scénario. Jean Gabin propose d’adapter le roman de Pierre-René Wolf intitulé « Martin Roumagnac », mais ses deux collègues ne sont pas emballés et l’idée est rejetée. Prévert propose plutôt d’écrire un scénario original tandis que Carné commence à faire des repérages de décors pour le tournage.
Le temps passe mais Prévert stagne et avoue que l’inspiration lui échappe. C’est finalement Jacques Viot, écrivain surréaliste méconnu et scénariste débutant, qui fournit un script à Carné, qui le présente ensuite à ses comparses en recevant un accueil satisfaisant. Le Jour se lève est ainsi né.
Ce drame humain, comme pour la majorité des réalisations françaises de la fin des années 1930, s’apparente au réalisme poétique, courant cinématographique nourri des idées de gauche et porte-voix du Front Populaire, même si cette qualification peut faire l’objet d’un débat. Mais ici, l’esprit est bien loin de celui, plein d’espoir, issu de la victoire de l’union des gauches en 1936, loin du ton jovial et optimiste d’un film comme la Belle Equipe, sorti la même année. Le Jour se lève prend ainsi une atmosphère plus sombre, plus délétère, et fait écho à un Front Populaire sur un net déclin. Cette désillusion se retrouve dans ce long-métrage, tableau animé d’un espoir disparu, à une époque où, de surcroît, la menace d’un nouveau conflit européen semble inévitable. En effet, Le Jour se lève sort au début de l’été 1939, soit trois mois avant la déclaration de guerre commune de la Grande-Bretagne et de la France à l’Allemagne.
Au même moment, en France, un changement du régime de contrôle du cinéma s’opère. Un Commissariat général à l’information est créé et placé sous la direction de Jean Giraudoux, qui révise les modalités de censure, en supprimant, par exemple, la scène d’Arletty nue sous la douche ou d’autres plans qui sont incriminants pour la police. Ces coupures ne sont pas rétablies lors de la ressortie du film juste après la guerre, et il faut attendre sa restauration de 2018.
Le film a été globalement très mal accueilli car il se situe dans la tradition d’un cinéma considéré comme délétère. On pense notamment au légionnaire déserteur du Quai des brumes, considéré comme démoralisant. Lucien Rebatet, critique de cinéma et polémiste d’extrême droite, qui adhérait aux thèses du fascisme, dit à propos de ce film : "François (personnage principal du film interprété par Jean Gabin), comme toutes les créatures de monsieur Carné, est un déchet de l’humanité, d’une misérable faiblesse". Maurice Bardèche et Robert Brasillach ajoutent : « imitation des films américains, poncif du populisme, histoire de mauvais garçons ». Quant à Emile Vuillermoz, pour Le Temps, donne un coup de grâce qui attaque directement Carné en personne : « Tout ceci est d’une tristesse affreuse, l’auteur insiste sur les laideurs, les impuissances, les tares de l’humanité. Il se fait le symphoniste du cafard. Tout ce qui est bas, trivial, prosaïque et désenchanté excite son imagination ».
Depuis, Le Jour se lève a su trouver un accueil bien plus favorable, et même, pour certains, atteindre le Panthéon des plus grandes œuvres du cinéma français. Même si Marcel Carné a su faire preuve d’inventivité dans son style et dans sa technique de narration, il semble néanmoins avancé d’affirmer une telle position. Aujourd’hui, l’intérêt porté à cette œuvre se résume essentiellement à l’utilisation du flash-back.
Pour beaucoup, Le Jour se lève est le premier film parlant utilisant ce procédé qu’Orson Welles popularise un an plus tard avec Citizen Kane. A l’époque, la narration était fondée sur une linéarité inviolable. Aller à l’encontre de cette règle était synonyme d’incompréhension pour le spectateur et de sacrilège vis-à-vis de la tradition cinématographique, un peu comme l’aurait été l’infraction des règles d’unité, de lieu et de temps dans le théâtre classique. En fait, Le Jour se lève n’est pas le premier film à utiliser le flash-back, d’autres œuvres plus anciennes s’en étant servi de manière ponctuelle, mais il est le premier à reposer son intrigue sur ce procédé scénaristique. Carné remarque que ce procédé a déjà été utilisé en 1933 dans un film américain, Thomas Garner, mais il faut préciser qu’on le retrouve aussi dans plusieurs films muets, comme dans Le Silence (1920) de Louis Delluc. Il semble donc insuffisant de considérer ce film comme un chef d’œuvre uniquement à travers le prisme de cette méthode scénaristique qui, bien qu’étant alors peu utilisée, n’est pas non plus inédite.
Toutefois, si Marcel Carné n’invente pas un nouveau procédé pour son scénario, il fait quand même preuve d’une créativité que l’on peut constater dans la photographie et les décors. D’abord, l’éclairage et usage de la lumière s’opèrent sous l’égide de Curt Courant, directeur de la photographie allemand qui a notamment travaillé avec Fritz Lang. Il n’est donc pas surprenant de remarquer l’influence de l’expressionnisme à travers l’utilisation minutieuse des ombres et des lumières, ces dernières étant souvent concentrées sur un détail particulier (un regard de Jean Gabin par exemple).
Ensuite, à la tête des décors, l’austro-hongrois Alexandre Trauner est un habitué des productions de Carné, et ici, place son talent au service du discours scénaristique. François, interprété par Jean Gabin, est un ouvrier d’usine rejeté par une situation qu’il ne maitrise pas et s’isole dans son appartement. Situé au cinquième et dernier étage d’un grand immeuble dressé au milieu d’une place de banlieue, cette spatialisation enrichit la situation d’isolement dans laquelle se trouve le héros. Mais bien plus que cette matérialisation d’un état regrettable, Trauner anticipe ainsi une urbanisation moderne tout en verticalité et sans le moindre charme qui viendra modifier les paysages d’après-guerre et participer au mal de vivre des banlieues.
Ce film noir est peu bavard, mais il offre tout de même quelques dialogues remarquables. Ainsi, lorsque Clara déclame "des souvenirs, des souvenirs, est-ce que j’ai une gueule à faire l’amour avec des souvenirs", Prévert rivalise avec Jeanson et son célèbre "atmosphère" offert à la même Arletty un an plutôt dans Hôtel du Nord. De plus, dans l’un des dialogues les plus mythiques du film, Jean Gabin exprime un cri de désespoir mémorable à la fenêtre de son appartement, dans un plan en contre-plongée face à une foule, un tribunal populaire réuni sur la place.
A l’affiche du Jour se lève, Jean Gabin renouvelle sa collaboration avec Marcel Carné et campe le rôle de François, ouvrier sableur dans une usine. Ce personnage sensible se retrouve emporté malgré lui dans une situation qu’il ne contrôle pas, subissant l’influence d’un dompteur de chiens qui rivalise avec lui pour ravir le cœur de Françoise, jeune fleuriste faussement innocente interprétée par Jacqueline Laurent, qui n’a connu qu’une brève carrière.
Ce rival, c’est Valentin, joué par Jules Berry. A la sortie du film, l’acteur est connu depuis son rôle déjà antipathique dans Le Crime de Monsieur Lange, aux dialogues d’ailleurs écrits par Jules Prévert. Ici, Jules Berry joue un nouveau rôle détestable, manipulateur et méprisant si réussi que trois ans plus tard, Marcel Carné lui offre celui du diable dans Les Visiteurs du soir. Dans toute la carrière de Gabin, rares sont les acteurs qui ont réussi à lui tenir tête sur l’échelle du charisme, voire à le dépasser, et Jules Berry est de ceux-là. Précisons également que lorsque Valentin prétend être le père de Françoise, ce patriarche autoritaire et hostile à l’émancipation de sa fille fait écho au traitement que réserve Marcel Carné aux pères dans la plupart de ses œuvres. Pensons par exemple à Michel Simon dans Le Quai des brumes.
On retrouve également une autre grande actrice, habituée à travailler avec Carné, Arletty, qui n’a rien perdu de sa gouaille mais qui joue un personnage plus en retenu que celui de la prostituée dans Hôtel du Nord. Sage, mélancolique et douce, l’actrice dévoile encore une fois la force communicative de ses sentiments et de ses émotions.
Enfin, après avoir également joué dans la précédente réalisation de Carné, Hôtel du Nord, Bernard Blier campe ici le rôle d’un ouvrier et ami de François dans une solidarité ouvrière qui n’a plus d’efficacité. Le film est tourné pendant l’hiver 1939. En novembre 1938, une grève générale est déclenchée par la CGT à la suite de la révocation, par Daladier, de plusieurs acquis du Front Populaire, dont la suppression de la semaine des 40 heures. Mais ce mouvement social se solde par un terrible échec suivi de milliers de licenciements et de jugements. Le Jour se lève porte ainsi la trace de cette défaite collective.
Mais s’il dispose d’indiscutables qualités techniques et scénaristiques, ce film noir souffre d’un rythme monotone. Si certaines interprétations sont à saluer, comme celles de Jules Berry et d’Arletty, le rôle de la jeune fleuriste est à mourir d’ennui, et sa fausse candeur, son absence de transparence, la rendraient presque aussi détestable que l’homme qui la tient sous son influence. La distribution manque de personnages intéressants et suffisamment exploités, et certains plans sont dépassés, comme lors de l’idylle cachée de François et Françoise sous la serre. Néanmoins, ce film a connu une nouvelle version, sortie en 1947, avec Henry Fonda reprenant le rôle de Jean Gabin.