Juste avant sa sortie sur les écrans le 9 juin 1939, Marcel Carné organise une projection du “Jour se lève” pour Jacques Prévert, Alexandre Trauner, Jean Gabin et Jacques Viot. A la fin, Gabin un peu bourru affirme tout de go : “Ca vaut pas l’Quai... “ . Carné lui répond : “ Tu te trompes... C’est supérieur au Quai... En tout cas, le film vieillira moins vite...”. Une vision rapprochée des deux films plus de 80 ans après leurs sorties respectives en salles confirme sans contexte la prophétie de leur réalisateur qui sans doute mieux que personne savait de l’intérieur mais aussi par sa vision d’ensemble ce qui avait fait de “Quai des brumes” un film bancal. Une intrigue filandreuse et décousue, des personnages se désincarnant à mesure qu’ils déclament des dialogues parfois pompeux et outranciers qui abîment gravement la cohérence de l’ensemble et le travail très ambitieux sur l’esthétique. Un grand film raté en quelque sorte.
Des défauts structurels dont ne souffre aucunement “Le jour se lève” avec son intrigue resserrée sur quatre personnages remarquablement dessinés mais aussi parfaitement fluide car s’enroulant harmonieusement autour de trois longs flashbacks. Fort de ce cadre d’action maîtrisé livrant des enjeux lisibles, les acteurs peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes. Avec “Drôle de drame” et “Hôtel du Nord” , “Le jour se lève” constitue le trio magique de la filmographie de Marcel Carné riche d’une grosse vingtaine de longs métrages tournés de 1932 à 1977.
Après le succès du “Quai des brumes”, Carné avait signé pour un autre film avec Gabin. L’acteur qui est alors en position dominante souhaite porter à l’écran “Martin Roumagnac” , un roman de Pierre-Martin Wolf dont il a acheté les droits. Carné après avoir lu le roman n’est pas du tout convaincu. Jacques Prévert de son côté prévient que le film se fera sans lui. Gabin renonce provisoirement à son projet qu’il mènera finalement à bien à son retour de la guerre sous la direction de Georges Lacombe avec Marlène Dietrich à ses côtés. Prévert propose alors une histoire de gangsters sur laquelle s’embarque immédiatement Carné qui part en repérage avec Alexandre Trauner et Prévert aux Baux-de-Provence où l’intrigue doit se dérouler durant une nuit de Noël. Le projet qui prend pour nom “Rue des vertus” se fera avec Arletty et Jules Berry auxquels Prévert et Carné sont très attachés. Mais Prevert semble avoir bien du mal à boucler son scénario ce dont se rend très vite compte Carné.
C’est finalement Jacques Viot, un voisin de Carné qui va démêler la situation, proposant un synopsis de quelques pages intitulé “Le jour se lève” qui va interpeller le réalisateur par sa structure en flashbacks, procédé narratif jusqu’alors inusité dans le cinéma français. Sentant qu’il tient enfin quelque chose de solide, Carné se met en tête de convaincre le producteur, Prevert et Gabin. La distribution principale prévue pour “Rue des vertus” est confirmée et Trauner se chargera de bâtir l’immeuble devenu fameux où François,
l’ouvrier sableur joué par Gabin, s’est retranché au début du film après avoir commis un meurtre
. Jules Berry sera le saltimbanque montreur de chien, escroc demi-mondain au verbe intarissable ,visqueux à souhait et en sus très mauvais perdant Arletty est son assistante, beauté émouvante un peu fatiguée par les épreuves de la vie, sentant son charme s’étioler et ses espoirs de grand amour enfuis. Jean Gabin totalement bouleversant est François, le prolétaire résigné aux goûts simples et aux ambitions raisonnables mais aussi aux principes moraux solidement ancrés qui ne supporte pas l’injustice et le mensonge. Enfin Jacqueline Laurent imposée par Jacques Prévert dont elle est la compagne, interprète Françoise, la jeune fleuriste,
image parfaite de la fragilité et de l’ingéniosité qui sera au centre du drame pour s’être révélée plus complexe que d’apparence.
Chacun dans son registre apporte sa petite pierre au drame inéluctable que le spectateur voit se construire à travers trois longs flashbacks parfaitement agencés. Les décors de Trauner, la photographie de Curt Courant et la musique de Maurice Jaubert font le reste pour sertir la magnifique émeraude que sera “Le jour se lève”. Si le concept de “Réalisme poétique” conçu à posteriori pour qualifier une vingtaine de films des années 1930 peut avoir un sens concret, c’est bien “Le jour se lève” l’un des derniers réalisés de la courte liste qui en apporte la meilleure synthèse tant au plan narratif qu’esthétique. Prévert complètement au service d’un réalisateur pleinement affirmé, écrit sans doute ici ses meilleurs dialogues, départis des enjolivures et autres affèteries qui trop souvent alourdissent l’écriture cinématographique du grand poète, conduisant les acteurs à surjouer quand ce n’est pas carrément déjouer. Ici tout concourt à la perfection hormis un petit clin d’œil à “Hôtel du Nord” peu à propos quand Arletty gouaille aux lèvres, s’exclame en pleine scène de rupture : “Est-ce que j’ai une gueule à faire l’amour avec des souvenirs”. Une petite faute de goût largement pardonnée qui n’empêche pas “Le jour se lève” d’être le grand chef d’œuvre de Marcel Carné. A voir et à revoir sans aucune modération.