Le cinéma russe nous apparaît souvent comme bien exotique: ce mélange de mysticisme et de truculence.... Humour dans la catastrophe, délire marié au réalisme. Lounguine est russe de russe, son univers est peuplé de marginaux, de villageois déchaînes, de ruisseaux de vodka. Oui mais, dans l'"Ile", il tourne le dos à cette image; sans doute la raison pour laquelle le film n'a pas très bien marché: l'auteur n'était plus où on l'attendait et les critiques pros ont leurs petites habitudes, voyez vous. Dans une île de la Baltique, toute proche de la côte, dans un hiver de neige et de grisaille, un moine est un objet de scandale pour sa petite communauté bien sage, bien conventionnelle (le père supérieur restaure des icônes...) Son seul intérêt semble être l'entretien de la chaudière; il est sale, malgracieux. Et de plus, il lui est venu une réputation de faiseur de miracles: on vient le consulter, pauvres femmes désespérées par la maladie d'un proche qu'il malmène, rudoie, pouse aux extrêmes. Jusqu'au père supérieur, qui voit disparaître dans la chaudière ses belles bottes en cuir souple, douces à ses pieds fatigués... C'est que cette chaudière, c'est l'enfer; et l'enfer, Anatoli vit avec depuis qu'il a, en 1942, tué un de ses camarades pour essayer de s'attirer l'indulgence des soldats allemands...
C'est en presque noir et blanc, à peine troublé par le rouge d'une jupe, le vermillon des flammes; et nous sommes renvoyés au cinéma des origines, à Eisenstein. Est ce à dire que Piotr Mamonov, avec son jeu extrême, son visage émacié tourné vers le ciel nous renvoie à Nicolaï Tcherkassov? Les esprits chagrins penseront que c'est peut-être un peu trop énorme, comme référence, et pourtant, oui. Et pourtant, oui, les dernières images de cette barque portant une lourde croix qui s'éloigne du rivage avec le corps d'Anatoli, mort enfin récon cilié avec son passé, elle nous ramène vraiment au cinéma des origines dans toute son austère splendeur.