Il en est ainsi des deux côtés de l'Atlantique : quels que soient les sujets qu'ils abordent, les hommes de cinéma finissent toujours par parler d'eux-mêmes. Quand dans "Jurassic Park" Spielberg fait répéter à John Hammond devant le désastre saurien "J'ai dépensé sans compter", n'exprime-t-il pas les affres du réalisateur-producteur qu'il connaît si bien ? Ainsi, "Frost/Nixon" semble être un film politique, une façon d'observer la liquidation de la pire présidence qu'aient connu les Etats-Unis, juste au moment où s'est achevée la présidence encore pire que pire. Il peut aussi être lu comme un film de boxe, comme l'indique le titre, surtout si on se souvient que dans "De l'Ombre à la lumière", Ron Howard a raconté le destin de Jim Braddock, l'homme qui vainquit Max Baer.
Pourtant, et même si il y a bien sûr de ces deux éléments-là dans "Frost/Nixon", la fronde qu'utilise David (Frost) pour abattre le Goliath présidentiel nous est révélée à la fin : plus que tout autre, il avait compris le pouvoir du gros plan. Et pourtant, Richard Nixon avait appris depuis longtemps à se méfier de la force de l'image, lui qui dispose sur l'accoudoir de son fauteuil un mouchoir pour éponger la transpiration qui lui avait fait perdre le premier duel télévisé de l'histoire des élections présidentielles contre Kennedy, duel dont les auditeurs de la radio avaient déclaré Nixon vainqueur, alors que l'immense majorité des téléspectateurs avaient attribué la victoire à son adversaire.
Depuis cet épisode, Nixon avait appris à jouer avec les règles de ce type d'exercice, et celui qui avait été surnommé Tricky Dick excellait dans les coups tordus et les manoeuvres de déstabilisation, comme de poser une question anodine sur les mocassins italiens de Frost dix secondes avant la prise d'antenne, question qui en réalité met en doute la virilité du play-boy anglais, ou encore de récupérer la main après un montage d'images atroces sur le bombardement du Cambodge en répliquant : "Mais moi j'ai pensé à cet ouvrier qui m'a reproché au contraire de ne pas y avoir été plus tôt pour y prendre le fusil qui a tué son fils", préfiguration de Joe the Plumber.
En filmant ce duel comme un mélange de film de boxe et de film de procès, deux des grands genres américains, Ron Howard réussit à passionner le spectateur pour un enjeu finalement assez mince, surtout plus de trois décennies plus tard. Il reprend la construction dramatique propre aux deux genres : une exposition des protagonistes, l'espoir du challenger, les premiers rounds (ou les premiers interrogatoires contradictoires) catastrophiques, le désespoir, et au milieu du dernier round annoncé comme perdu d'avance, la renaissance du phenix.
Ron Howard n'est pas Gus Van Sant, tout le monde le sait, et on n'attend donc pas de lui la grâce aérienne de l'auteur d'"Elephant" ; il possède à l'inverse un sens du tempo qui évoque la fanfare plus que la fugue, et c'est avec son efficacité coutumière qu'il dresse un portrait contrasté de l'ancien président, forcément antipathique pour l'ensemble de son oeuvre et pour son potentiel de nuisance dont en sent qu'il est resté intact, mais aussi enjôleur et malicieux, comme lorsqu'il envisage d'envoyer des Cubains entraînés par la C.I.A. pour s'occuper de Frost avant de révéler qu'il plaisantait en voyant l'inquiétude de Jack Brennan. A 70 ans, Frank Langella obtient enfin un premier rôle de cette ampleur, et il déplace sa grande carcasse avec une démarche d'orang-outan en sachant jouer avec subtilité le mélange de fragilité et de brutalité de son modèle.
Après avoir incarné Tony Blair dans "The Queen", l'acteur gallois Michael Sheen campe ce David Frost, animateurs de shows australiens où des David Copperfield locaux se débarassent de leurs chaînes sous l'eau, suspendus à une grue. Ce Petit Lord Fauntleroy choisi par les conseillers de Nixon (Kevin Bacon, Toby Jones) parce que le plus faible et le plus offrant, triomphe à la fois de son retors adversaire, mais aussi des grands networks qui le snobent, et ouvre une voie en auto-diffusant ses entretiens.
Ron Howard a su recréer l'ambiance de l'époque, à la fois par les fantaisies capilaires et les cols pelle à tarte, mais aussi par une photographie blafarde qui rappelle le standard américain NTSC (surnommé Never Twice The Same Color) et des fausses interviews post-emissionem de différents protagonistes des deux camps. Un peu à l'image de Frost, grâce à cette adaptation de la pièce de Peter Morgan (déja scénariste de "The Queen" et de "Le dernier Roi d'Ecosse"), il peut enfin passer à un niveau supérieur, et réaliser ce qui est certainement à ce jour son meilleur film.
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