On aurait vite fait, connaissant la tendance du commun des réalisateurs autrichiens en la matière, de considérer l’oeuvre la plus célèbre de Michael Haneke comme une provocation poussée à son paroxysme, quelque chose qui tenterait de s’imposer comme le home-invasion le plus radical jamais tourné : de ce point de vue, l’homme est parfaitement parvenu à ses fins puisqu’à ma connaissance, rien d’aussi psychologiquement éprouvant n’a été tourné depuis lors. Pourtant, ‘Funny games’ ne se borne pas à profiter de sa réputation sulfureuse ou à sa logique de home-invasion à pas feutrés, où les envahisseurs vont peu à peu s’imposer à leurs victimes, modifiant insensiblement le rapport de force mental, verbal et physique en leur faveur jusqu’à être en mesure de chosifier leurs proies pour mieux assouvir leurs pulsions sadiques. D’ailleurs, c’est dans la première demi-heure que ‘Funny games’ se montre peut-être le plus dérangeant, à partir du moment où il commence à briser calmement les règles de bienséance les plus basiques, tel que le fait de ne pas s’imposer à autrui ou de respecter les biens privés. Cette partie est d’autant plus glaçante qu’on ressent avec clarté le fait que rien, dans l’éducation communément dispensée en Occident, ne prépare à repousser efficacement une subversion à la fois aussi frontale et aussi imperceptible des règles de savoir-vivre les plus élémentaires...et, à partir de là, la messe est dite et la “fête� peut commencer. Comme dans ‘Les chiens de paille� de Peckinpah, on pourrait croire que Haneke cherche à démontrer implicitement que seule une réaction animale voire reptilienne, permette de sauver les meubles en cas de menace existentielle...Sauf qu’il ne nous dit rien de tout cela, et ne le suggère même pas : tout l’enjeu du film est contenu dans ce constat. Nombreux sont ceux qui se sont essayés à une lecture politique de ‘Funny games’, en tissant des liens avec les travaux de Ulrich Seidl, l’autre “bête à festival� autrichienne, pour mettre le doigt sur des moeurs et une culture nationale trop policées pour être honnêtes, celles d’une nation qui n’a jamais eu à assumer son passé et s’est affublée d’un costume de victime auquel elle a fini par croire elle-même. Cette lecture est tout à fait vraisemblable mais ne constitue pas le coeur du problème, pas plus qu’une quelconque lecture sociale, très difficile à établir dès lors que les agresseurs et les victimes semblent faire partie du même milieu privilégié : il ne s’agit pas de la révolte des laissés-pour-compte contre la bourgeoisie prospère et innocente, puisque les agresseurs semblent provenir d’un milieu aussi favorisé que leurs victimes et ne revendiquent rien, pas même la théorisation de leur égocentrisme meurtrier. Je crois pour ma part que les ambitions de Haneke sont plus théoriques : à chaque fois que le spectateur croit pouvoir pressentir quelque chose du scénario ou de la volonté du réalisateur, ce dernier prend un plaisir mauvais à ne pas le satisfaire et se montre extrêmement attentif à ce que la moindre règle implicite des films de ce genre celles que les Slashers et Survival américains ont établi de toute éternité, soit immédiatement transgressée ou battue en brèche. Les agresseurs ne sont pas d’effrayants prolétaires ou de monstrueux étrangers ; la famille-cible reste curieusement passive, sans jamais tenter son va-tout alors que la situation évolue très vite vers un point de non-retour, elle ne recèle aucun secret inavouable qui laisserait planer une logique de justice immanente, on est bien incapable de déterminer à l’instinct qui va survivre et les actes les plus immoraux, ceux qui iront vraiment trop loin pour neuf spectateurs sur dix, ne seront pas interrompus in extremis par un Deus ex machina : c’est que même dans ses incarnations les plus brutales et sanglantes, le cinéma américain cherche à divertir, ce qui est à l’opposé total des motivations de Haneke. L’apparente normalité de ‘Funny games’, son absence de remous narratifs, la platitude des assaillants comme des assiégés et sa progression léthargique vers l’ignominie s’avèrent bien plus troublantes que les tueries d’un Leatherface, d’un Jason ou de n’importe quel croquemitaine hollywoodien. Puisque les tueurs dissertent justement des règles implicites du cinéma de Genre et brisent à plusieurs reprises le quatrième mur, il devient alors évident que Haneke souhaite surtout pousser le spectateur à s’interroger sur son propre rapport à la violence, celui qui le pousse à la relativiser lorsque la mise en scène l’artificialise et qu’il obéit à quelques clichés simples mais à l’appréhender plus difficilement lorsqu’elle s’organise de façon paradoxalement plus conventionnelle et réaliste. J’avais justement maté le remake américain il y a une dizaine d’années : cette nouvelle version, fidèle au plan près, avait été tourné par Haneke lui-même, officiellement pour que le public américain puisse découvrir son film, officieusement peut-être pour enfoncer le clou sur cette familiarité qu’on entretiendrait avec certains dispositifs cinématographiques et qui pousserait à faire preuve d’une tolérance coupable envers des démonstrations de violence qui seraient pourtant tout aussi inacceptables. Dès lors, le ‘Funny games U.S.� serait nécessairement édulcoré par rapport à cette version originale, dont la langue, l’environnement et les acteurs laissent une moindre impression de familiarité. Ce n’est pas tout : le temps passe, le goût de l’excès propre à la jeunesse s’émousse, les enfants débarquent...avec pour résultat que ce que, à titre personnel, j’avais déjà trouvé bien rude il y a dix ans me semble aujourd’hui virtuellement insoutenable, et que j’ai du me faire violence pour regarder ce que je n’ai vraiment aucune envie de voir.