Manipulation de l'image par l'image, film montrant sa propre violence mais ne dévoilant presqu'aucun plan sanglant, "Funny Games" est une construction sophistiquée qui embarque le spectateur dans un voyage au bout de l'oppression.
Le titre du film porte en lui-même tout le signifié: il s'agit d'un jeu à deux niveaux. D'une part il s'agit d'un scénario relativement simple qui montre deux jeunes hommes commettant une série de crimes n'ayant aucun mobile, à la façon d'un" jeu" strictement gratuit donc. D'autre part il s'agit pour Michael Haneke de "s'amuser" en mentionnant dès le milieu du film que ce que le spectateur voit à l'écran n'est pas réel, tout en manipulant ses émotions et sentiments à la façon dont un marionnettiste manipule un pantin. Et partant du strict point de vue du réalisateur et non du scénario à faire vivre, la mise en abyme du film n'a, dans le cas de "Funny Games", d'autre but que le film lui-même.
L'objet et le signifié du film réside donc précisément et uniquement dans sa propre "mise en scène", qui se donne à voir pour elle-même comme simple exercice de mime, et en cela "Funny Games" tient d'une forme cinématographique peu courante. Et l'exercice était risqué, qui consiste à avertir par avance le spectateur qu'il va subir - au sens premier du terme - une série de scènes de violence dans ce qui est délibérément annoncé comme une fiction. C'est en effet une démarche tout à fait contraire à l'art cinématographique, selon que le cinéma offre au spectateur une illusion à laquelle il tente de conférer un caractère de réalité. Les codes généraux du cinéma sont donc ici inversés.
C'est cette distance critique rarement atteinte auparavant, cette pirouette filmique tenant du coup de force, qui rend "Funny Games" si oppressant. Et la grande réussite de Michael Haneke est d'avoir, au sein de ce "négatif" filmique, réussi à construire une oeuvre qui en dépit du caractère fictif revendiqué porte les habits du quotidien le plus réel qui soit. Cela passe pour l'essentiel par le démantèlement des standards du Thriller ou du Noir. Brisant les archétypes de cinéma de genre, le film de Haneke rend possible une lecture très quotidienne et très palpable de l'horreur. Aucun film noir n'évoque le meurtre d'un enfant ou la torture d'un animal. Dans "Funny Games" ce sont les premières victimes des tueurs, et cela résonne comme un appel au triste quotidien de la vie réelle. "Funny Games" est donc à ce titre une fiction revendiquée qui dépeint un réel possible. Tous les thrillers posent un mobile au crime, mobile qui est le plus souvent la base même de l'intrigue. Dans "Funny Games" les meurtres ne répondent à aucun mobile. C'est donc un film qui s'affirme comme tel, mais qui ne peut cependant pas être un simple film, et qui interroge là encore une certaine forme de réalité. Les films violents montrent le massacre à l'écran. "Funny Games" expose de longs plans fixes détachés de l'objet de l'action, filme une télévision ensanglantée, délivre le son d'un coup de feu hors champ, s'attarde sur un tapis taché du sang des victimes, mais ne montre jamais l'acte de violence lui-même. C'est une oeuvre qui s'intéresse au résultat de la violence dans la banalité du décor qui l'entoure. En un mot "Funny Games" nous renvoie les images fixes de la mort. La majorité des thrillers propose une morale dans laquelle le héros au service du Bien finit par triompher. Haneke utilise le flash-back en abyme (en l'occurrence la télécommande d'un téléviseur), pour assener de façon définitive le triomphe du Mal.
Sorte d'ovni cinématographique dans le prolongement du précédent "Benny's Video" qu'il transcende sur le plan formel, cet opus de Michael Haneke est une arme de précision, qui nous fait prendre conscience psychologiquement et physiquement du caractère horrible de la violence barbare et quotidienne du monde actuel. Et la voie prise pour réussir ce coup de maître nécessite une intelligence du cinéma peu courante.