Quand il aborde la réalisation de “Trois femmes” dont le scénario est tiré d’un de ses rêves, Altman est au mitan de sa carrière. Après des débuts plutôt chaotiques à Hollywood où il cherchera longtemps sa voie entre écriture de scénarios , réalisation de documentaires et de séries télévises, il accède brutalement au succès en 1970 avec “M.A.S.H” qui lui donne enfin l’occasion à près de 45 ans d’entamer une carrière de metteur en scène reconnu. Se suivent “John Mac Cabe”, “Brewster Mc Cloud”, “Le privé” ou “Buffalo Bill est les Indiens” qui montrent l’éclectisme des choix d’Altman ainsi que son côté iconoclaste et légèrement frondeur. Bigarré à la manière de celui d’un Huston, le cinéma d’Altman se voit quelques fois reprocher son manque de profondeur psychologique et une misogynie affirmée depuis les saillies paillardes de Donald Sutherland et Elliot Gould, docteurs sauce hippie dans “M.A.S.H”. Sans doute pour infirmer ces insinuations et sûrement parce qu’il traversait un moment particulier de sa vie, Altman livre en 1978 ce film très curieux qui marque une pause très singulière dans sa filmographie foisonnante. Il fait appel pour cette longue rêverie vaporeuse à son actrice favorite Shelley Duvall qu’il a déjà dirigée à cinq reprises et à Sissy Spacek jeune actrice révélée dans “Badlands” de Terrence Malik qui sort d’un travail (“Bienvenue à Los Angeles”) avec Alan Rudolph le protégé d’Altman. Volontairement sans aucun préambule explicatif, Altman nous met en présence des deux jeunes femmes à l’allure encore pubère qu’il fait se rencontrer dans un institut de remise en forme pour vieillards cacochymes où le réalisateur oppose dans une scène volontairement évanescente, la candeur de leur jeunesse à l’état de délabrement des corps en fin de vie. La diaphane Pinky Rose (Sissy Spacek) venue de son Texas natal dégage immédiatement un parfum de mystère qu’il faut sans doute rechercher pour une part dans le prolongement du rôle phare tenu par Sissy Spacek un an plus tôt dans “Carrie” le film culte de De Palma. La jeune femme d’allure très fragile se trouve rapidement cornaquée par Millie Lammoreaux (Shelley Duvall) employée depuis quelques temps par l’institut. Devenues colocataires, elles vont un temps former une association tout à la fois bizarre et harmonieuse, Pinky trouvant dans Millie un guide et un modèle pour se forger une personnalité et Millie pouvant s’inventer devant sa spectatrice béate une vie qu’elle vivait jusque là par procuration. Pendant un long moment, Altman prend plaisir à détailler cette relation étrange de dépendance, née d’un moment de leur existence où les deux jeunes femmes se trouvent dans un no man’s land propice à toutes les rencontres. La colocation se trouve à proximité d’un ranch, sorte de mini parc de loisirs où les mâles du coin que tente de séduire Millie viennent se détendre en faisant de la moto où en tirant des coups de fusil. C’est là que vit Willie Hart (Janice Rule), la troisième des femmes d’Altman. Encore plus énigmatique que Pinky et Millie, Willie enceinte et mariée au propriétaire ne s’exprime jamais autrement qu’en peignant des figures énigmatiques sur tous les supports qu’elle peut trouver à l’air libre y compris au fond des piscines, très présentes dans le film.
Au centre de ce trio , Edgar le mari de Willie va venir perturber l’équilibre fragile qui s’est instauré entre Pinky et Millie. Selon un complot non dit, ourdi par une solidarité instinctive construite au fil des siècles en réaction à la domination des hommes, Edgar paiera de sa vie les frustrations sexuelles accumulées par les trois femmes. N’arrivant pas à trouver séparément leurs identités elles finiront par ne faire qu’une autour de la progéniture attendue de Willie. On peut voir dans « Trois femmes » une tentative d’explication du mystère de la femme dont Altman finit pas suggérer qu’hormis pour la procréation elle peut tout à fait concevoir sa vie hors de la présence de l’homme. Mais le propos est si diffus que chacun peut y trouver son interprétation. C’était sans doute la volonté d’Altman qui tout en prenant modèle sur « Persona » de Bergman a laissé une page blanche au spectateur qui trouvera ce qu’il veut chercher dans ce long rêve éveillé. On ne pouvait bien sûr pas s’attendre à un succès public pour le film mais Shelley Duvall dont Pauline Kael la grande critique américaine disait qu’elle était un « Buster Keaton au féminin » décrochera le prix d’interprétation à Cannes en 1977. Trente cinq ans après sa sortie « Trois femmes » garde entier son mystère et demeure le film le plus personnel d’Altman. Dans le double DVD où se trouve aussi "Un mariage" un autre film d'Altman, Michel Ciment explique ce moment particulier de la carrière du grand réalisateur.