“Miroir” de Raymond Lamy est un film fantôme dans la longue carrière de Jean Gabin tourné juste après ”Martin Rougmagnac” (1946) de Georges Lacombe avec Marlène Dietrich, la compagne de sa période hollywoodienne. Sur ce film, Raymond Lamy était justement l’assistant de Lacombe. Alors que Gabin et Dietrich se séparent, l’acteur un peu en attente de ce qu’il doit faire suite à son retour en France orné d’une chevelure blanche qui l’éloigne sensiblement de l’image du prolétaire tragique qu’il s’était construite avant-guerre, s’engage sur ce film dont le scénario écrit par Carlo Rim sur une idée de l’acteur Paul Ollivier a dû le séduire.
On ne peut que valider le choix de Gabin presque toujours perspicace dans ses jugements qui livre une interprétation parfaite mais aussi très révélatrice de ce que sera sa carrière dans les années à venir. Encore svelte et très séduisant, il incarne Paul Lussac qui est d’abord présenté comme un grand patron charismatique au possible, magnanime pour asseoir sa popularité mais aussi autoritaire quand la situation l’exige ou que la contestation se fait jour. Avec le recul, on peut voir poindre dans le regard de Gabin, l’avocat revenu de tout d’“En cas de malheur” (Claude Autant-Lara en 1958), le Noël Schoudler impitoyable des “Grandes Familles” (Denys de La Patellière en 1958) ou Emile Beaufort l’ancien président du conseil madré du “Président” (Henri Verneuil en 1961) . Une entame parfaitement réussie présente avec brio le contexte dans lequel évolue le grand financier Pierre Lussac, maître partout y compris dans sa somptueuse demeure où seule lui résiste sa belle-mère interprétée par une Gabrielle Dorziat dont on ne dira jamais assez quelle grande actrice elle était.
Et puis sans transition, la face moins reluisante de Lussac apparaît. Celle du patron d’un cercle de jeu dévoilant un passé trouble qui va venir se rappeler à lui via un conflit avec ses associés marseillais tenus par un dénommé Folco ne supportant plus la main de fer de celui que dans cet autre monde on surnomme “Miroir”. Dans cette seconde partie, le jeu de Jean Gabin retrouve une part des attitudes et expressions qui ont fait son succès mais aussi celles des grands truands qu’il incarnera à partir de “Touchez pas au grisbi”. En somme, un Jean Gabin en mutation qui n’oublie rien de ce qu’il a été tout en se projetant déjà vers de nouveaux horizons.
Le voir à l’œuvre est toujours fascinant, parvenant à être simplement juste et à transcender les comédiens qui lui font face notamment la chanteuse Colette Mars avec laquelle il est à l’époque intimement lié.
S'engage alors la chute brutale d’un homme qui a voulu jouer jusqu’au bout sur les deux tableaux, bien trop sûr de la peur qu’il inspire et de l’efficacité des prébendes qu’il distribue largement aux puissants qui viennent s’encanailler à bon compte dans son cercle de jeu
. Malgré une vague invraisemblance du propos, le tout est parfaitement mené et interprété, réservant même une très jolie trouvaille sur l’origine du titre du film. On notera la présence de Martine Carol encore débutante, de Daniel Gélin interprétant le fils de Jean Gabin et celle de Jacques Sernas en boxeur qui fera une très belle carrière dans le péplum italien des années 1955 à 1965.
Les spectateurs ne s’y sont pas trompés qui ont été 1,8 millions à se rendre dans les salles obscures. On a parlé d’un échec. Que dire alors des films français actuels ? Il est vrai que depuis les subventions évitent de se faire trop de soucis à propos de nombreux films que l’on nommera pudiquement dispensables. La preuve que contrairement à la légende, le public n’a jamais lâché Jean Gabin. Il a bien eu raison.