Un homme dont on ne voit que les pieds nus étendus sur le lit d'un palace parisien regarde un documentaire à la télévision, où l'on voit les pieds nus de cadavres dépasser d'une couverture jetée pudiquement sur eux. Puis une femme téléphone à cet homme, lui annonce son arrivée dans une demi-heure. Il s'empresse de ranger le désordre de sa chambre, tout en gardant sa nonchalance. Elle arrive (surprise ! C'est Natalie Portman), elle se dénude, elle porte des bleus sur tout le corps -on ne saura jamais pourquoi -, ils s'embrassent. Puis elle revêt la robe de chambre jaune de l'homme, tous deux vont sur le balcon admirer Paris... et apparaît de générique d'"Hôtel Chevalier", un film de Wes Anderson avec Jason Schwartzman et Natalie Portman !
Ensuite, dans une scène hitchcockienne, on voit Bill Murray dans un taxi conduit par un chauffeur enturbanné slalomer entre les vaches sacrées, et se précipiter tel James Stewart à Marrakech, courir le long du quai après un train... et se faire dépasser par Adrian Brody qui seul réussira à monter dans le Darjeeling Limited. Ce début de "A bord du Darjeeling Limited" nous montre qu'on est bien dans un film de Wes Anderson ; déjà dans "La Vie aquatique", il nous avait déjà fait le coup du film dans le film, avec une scène qui se transformait en documentaire à la Jacques-Yves Cousteau, avec les mêmes caractères jaunes pour le générique. La pige de Bill Murray, celle à la fin du film d'Anjelica Huston, la présence des fidèles Owen Wilson (défiguré tel Nicholson dans "Chinatown") et Jason Schwartzman (cette fois aussi associé au scénario) : on retrouve là l'esprit de famille de Wes Anderson, famille élargie cette fois-ci à Adrian Brody et à Barbet Schroeder.
Autres traits propres au réalisateur de "La Famille Tenenbaum", le sens du détail absurde ou loufoque : le titre de la nouvelle écrite par Jack, "Luftwaffe automotive", le nom du parfum envoyé par son ex au même Jack, Voltaire n°6, la petite mort, les médicaments anti-toux indiens qui servent aux trois frères à se défoncer, ainsi que le rôle des répétitions cycliques : les règles énoncées par Francis (et par leur mère), le cérémonial à la montée du train, le départ du village dans le bus bondé...
Wes Anderson montre une nouvelle fois sa maîtrise de la mise en scène, notamment en jouant de l'exiguité du train où se déroule plus de la moitié de l'intrigue : panoramiques rapides pour aller d'un personnage à l'autre, traveling latéral filmé de l'extérieur du train, jeu sur les caches et recoins du compartiment. Dans une séquence onirique, il filme en traveling tous les personnages principaux dans les compartiments d'un wagon imaginaire, comme il avait filmé la vie de l'équipage du capitaine Zizzou dans une coupe du Belafonte.
Et puis cette fois-ci, même si on est encore en présence de personnages terriblement enfantins, il y a aussi une gravité et une mélancolie pour raconter cette histoire de trois frères qui n'arrivent pas à surmonter le deuil et qui posent la question formulée par Jack : serions-nous devenus amis si nous n'avions pas été frères ? Il y a au milieu du film une rupture de ton, avec un épisode dramatique. Adrian Brody raconte dans une interview que Wes Anderson lui a demandé de jouer cette scène complétement à l'opposé de ce qu'il aurait ait en temps normal -dans "Le Pianiste", par exemple -, c'est à dire de la jouer avec une forme d'absence, qui renforce l'impuissance de son personnage.
Le film s'étire un peu, comme ce voyage dans un pays où les trains se perdent ; les personnages sont souvent agaçants, de prime abord pas si sympathiques que ça, avec leurs 11 bagages hérités du père (et dessinés par un styliste de Vuitton) et leurs problèmes de riches dans une contrée si pauvre. Mais cela fait partie de leur humanité, et au-delà du burlesque et de l'absurde des épisodes qu'ils vivent, ils se débarassent progressivement de leurs mesquineries et finissent par devenir attachants. Signalons enfin la B.O. éclectique (de Satyajit Ray à Joe Dassin en passant par The Kinks et les Rolling Stones) qui s'insére naturellement dans le récit et qui participe de la création de cette ambiance si particulière, à l'opposé de l'utilisation pesamment redondante de la musique dans de nombreux films récents, le dernier en date étant "Il y a longtemps que je t'aime".
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