Il s'agit d'un film sur la grève de la faim des militants de l'IRA dans la prison de Maze, et pourtant, après un panneau annonçant que 2187 personnes ont trouvé la mort depuis le début du conflit nord-irlandais, et un image quasi subliminale de femmes tapant avec des couvercles de casseroles, le film s'ouvre sur des mains meurtries qu'un homme plonge dans l'eau d'un lavabo, puis sur le cérmonial du matin : habillement, petit déjeuner, départ au travail. Seule indication sur cette scène ordinaire : l'inquiétude dans le regard de sa femme au moment où il part, et son réflexe à lui de regarder sous sa voiture avant d'enclencher le contact.
Cet homme à la mine douloureuse arrive à son travail, dans un vestiaire où d'autres hommes à la chair flasque enfilent leurs uniformes de gardiens de prison : d'emblée, Steve McQueen montre la souffrance des bourreaux et des victimes, sachant que les uns peuvent devenir les autres. D'ailleurs, quand les forces spéciales investissent le quartier des prisonniers républicains pour les extirper de leurs cellules et les tabasser systématiquement, il oppose l'image d'un jeune policier en train de pleurer derrière un pilier au sourire ensanglanté qui se dessine sur le visage de Bobby Sands qui sait que cette bavure supplémentaire est une victoire pour son camp.
Le film est construit en trois parties : la première montre la grève de l'hygiène et le quotidien des blanket prisoners, représentés par Dailey Gillen et Gerry Campbell. Presque entièrement silencieuse, cette partie se présente comme une plongée angoissante dans un univers de matières : excréments, urine, déchets alimentaires. La vision de plasticien de Steve McQueen affleure dans la plupart de ces images, mais cette approche ne sublime pas la dureté de ces conditions de détention, bien au contraire. Pour un premier film, le réalisateur britannique montre une extraordinaire maîtrise de la grammaire du cinéma. Il joue avec intelligence du rythme, étirant les scènes de l'ennui carcéral et accélérant les explosions de violence, que ce soit la rebellion des prisonniers devant la distibution des fringues dérisoires, ou le déchaînement de la brutalité des gardiens. Déjà dans cette partie, Steve McQueen utilise les corps comme enjeu et symbole du combat qui se joue. A la nudité écorchée des carcasses des républicains, il oppose les uniformes impeccables de leurs geoliers.
Puis vient la scène charnière du film. Après ce tunnel de mutisme collectif, et avant la plongée dans le silence individuel, il nous offre un plan séquence de 22 minutes de joute oratoire entre Bobby Sands et le père Moran. Filmée en plan fixe, à contre-jour, la discussion est impeccable de tension dramatique ; après un round d'observation où Sands place déjà quelques banderilles sur l'ambiguité institutionnelle de l'église, le combat s'engage quand il annonce sa résolution et celle de ses compagnons de lancer les grèves de la faim tournante, ce qui correpond à un suicide pour l'ecclésiastique.
Curieusement, les trois films que cette scène m'a évoquée sont aussi anglais : "Land and Freedom" pour la discussion sur la collectivisation des terres, "Le Vent se lève" pour le débat devant le tribunal populaire, et "Secrets et Mensonges" pour la discussion entre Cynthia et sa fille, là aussi captée dans un plan fixe qui laisse la place au jeu des acteurs.
Après ce déluge de parole, retour au silence. Le troisième volet, symétrique du premier, bascule dans une autre dimension. Progressivement, alors que le corps se couvre d'escarres, montrés avec la crudité d'un Francis Bacon, Bobby Sands perd le contact avec la réalité extérieure, à l'image de Blake dans "Last Days" de Gus Van Sant, auquel on pense souvent dans cette dernière partie du film.
Guerre politique et nationale, le conflit irlandais est aussi une guerre de religion entre catholiques républicains et protestants unionistes. L'image christique traverse tous le film : les détenus chevelus, barbus et habillés d'une simple couverture, le gardien abattu à bout portant effondré sur les genoux de sa mère Alzheimer maculée du sang de son fils, pieta grotesque, ou le corps décharné de Bobby Sands comme une descente de croix.
Certes, le sujet abordé est grave, et l'efficacité de la mise en scène n'épargne pas le spectateur. Mais l'intelligence de la réalisation, époustouflante pour un premier film qui a d'ailleurs obtenu la Caméra d'Or à Cannes, rend le propos perpétuellement passionnant, avec la satisfaction supplémentaire de se voir interpelé dans sa raison et sa sensibilité.
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