Derrière ses allures de fourre-tout dément, Paprika ne gardera cependant des repères ''de genre'' que ce qui servira son exercice de style de cinéma-mental, puis s'en détachera finalement pour créer, à partir de l'idée d'un contrôle du subconscient, un équilibre entre féérisme et suprathéorique.
(….)
Le principe de Paprika tient à expliciter l'interaction de l'inconscient et de la fiction, si bien que le récit d'anticipation est presque exclusivement construit sur l'expansion du rêve [c'est ce que reflète la notion récurrente de ''dysménie'']. Ce qui trouble le plus dans le film, ce n'est pas tant le mouvement du va-et-vient du monde ''normal'', celui connu (et vécu) de tous, à un (ou des) monde(s) ''intérieur(s)'', c'est à quel point les frontières sont toujours plus flouées. D'abord assez clairement détachées, les séquences du réel sont de moins en moins identifiables, parce que la volonté de puissance des rêveurs investi non seulement leur réel, mais aussi le réel de façon générale. On peut ainsi dire que le film suit le cheminement d'êtres en fuite ; les échappées oniriques correspondent bientôt à un moyen d'absoudre les angoisses existentielles. L'art et donc le cinéma sont des vecteurs permettant d'aller en ce sens.
La Paprika du titre (….) n'est qu'un émissaire et l'ambiguité que nourrit le film est d'en faire un être de chaire onirique ; elle est la texture des rêves en même temps que le guide de leurs protagonistes (ce sont ses ''supports''). Aussi S.Kon, avec son matériau ''désincarné'' par définition, trouble alors le spectateur puisque les perceptions et certitudes de l'univers de Paprika sont en changement constant. L'entre-deux, l'état transitoire est permanent : le vertige est celui d'une mutation ; le flic et Atsuko, une scientifique que nous suivons durant tout le film, tous les deux sous l'emprise plus (lui) ou moins (elle) consentante et avouée de Paprika, voit leur inconscient submerger leur réalité [par exemple, les conversations qu'ils n'entendent plus, ou que leur inconscient leur a fait entendre autrement avant qu'ils ne reviennent à eux]. La technologie [le virtuel ''pur''] et le rêve [le virtuel ''abstrait''] s'offrent à eux pour devenir l'écrin de leur ''refoulé'' pourrait-on-dire ; le feu-d'artifice de visions qui les hantent est ainsi élucidé parce que leur être concret et l'être de leur rêve se confondent eux-même, que leurs visions deviennent vivantes et précises.
Paprika n'est pas intellectualisant ni ''contemplatif'' au point de désincarnation d'Avalon, mais il est dans la même quête de sublime [sublimation esthétique ; sublimation aussi de l'esprit des personnages du film : tout ne tient jamais qu'à la démarcation entre contenant et contenu ; ils étaient le contenant de leurs songes ; ce contenu s'émancipe]. La trame a sans doute un écho lynchéen ou ''oshii-ien/esque'' (?) [le réalisateur d'Avalon et Ghost in the Shell], mais le parti-pris est plus limpide que chez le premier et surtout n'a rien à voir avec la culture cyberpunk auquel se rattache l'oeuvre du second [plutôt père indirect de Matrix]. La ferveur visuelle, le bouillonnement inventif rapprochent plutôt le film du délire onirique à la Gilliam [Brazil, Les Aventures du Baron de Munchausen, L'Imaginarium du Dr Parnassus...]. Ici chacune des images, aussi surréaliste qu'elle soit, prétend à une signification et une profondeur de chaque instant.
C'est un film qui se donne au spectateur en réclamant qu'il partage son ébullition. Son scénario délibérément déstructuré et alambiqué incite à plusieurs attitudes : se laisser bercer, rester hermétique, tout décrypter. Dans ce dernier cas, il s'agit d'accepter avec plus ou moins de mesure ce qui nous est présenté à l'écran. Dans les deux autres, on peut se contenter d'apprécier l'épanouissement stylistique total d'un auteur. C'est ce qu'est d'abord Paprika : au fond, ce qu'il dit n'est pas toujours nouveau et peut-être gagnerait-il à être plus clair dans ce qu'il raconte. Mais cette effervescence suscite l'attention. Perfect Blue et, mais c'était déjà moins le cas, Millennium Actress témoignaient de la même ambition de méta-films ; le premier portait en lui beaucoup de promesses mais le résultat était inopérant, le second décevait davantage parce qu'il n'était finalement qu'une visite guidée de l'histoire nippone à l'onirisme et l'épique aussi rachitique que la mise en oeuvre. Avec Paprika, Kon ne cherche plus à embrouiller comme dans Perfect Blue ; ce qui rend son dernier-né parfois si abscon, c'est qu'il condense beaucoup sur une durée modeste : 1h30, ce qui était de trop autrefois. Cette abondance peut donc égarer ou agacer, mais cette prolifération en fait une fresque monstrueuse qui cerne parfaitement sa matière : Paprika défile comme un rêve qu'on déchiffre dans sa globalité, mais dont les allures paradoxales font toute la richesse et le pouvoir d'attraction, éventuellement de fascination. Il fallait bien deux honnêtes brouillon pour parvenir à une telle apogée.