Cela fait maintenant plus de dix ans que Satoshi Kon nous a quittés.
Dix ans l’air de rien.
Et pourtant j’ai l’impression que ce gars nous a pondu ses chefs d’œuvres hier.
Quatre longs métrages seulement dans une carrière qu’un cancer a foudroyée en plein élan.
Mais quatre putains de baffes. Surtout en ce qui concerne ce « Paprika », dernier film sorti en salle et réalisé par le grand maître Satoshi.
C’était en 2006.
Satoshi Kon était un cinéphile autant qu’il était un cinéaste.
Chacune de ses œuvres transpire de cet amour et « Paprika » est surement l’ouvrage dans lequel le curseur a été poussé le plus loin.
En d’autres mots, « Paprika » est du cinéma qui explore le cinéma par sa forme et son propos.
Dit encore autrement, c’est juste là du cinéma total.
Alors certes, du cinéma qui parle de cinéma, ça fait aussi le serpent qui se mort la queue.
Et j’entends parfaitement les critiques qui reprocheraient à Satoshi Kon de s’enfermer dans sa bulle et de ne se contenter que de produire de belles images.
(Critique qui serait néanmoins cruelle au regard des purs moments formalistes que nous offre ce film. Moi la seule introduction suffit à me délecter, avant même qu’on ne me présente une quelconque intrigue.)
Seulement voilà, ce serait justement réducteur que de ne voir en « Paprika » que du cinéma qui s’enferme sur le seul cinéma.
Car que raconte « Paprika » ?
Au fond le sujet de ce film c’est le rêve, ou plutôt comment le rêve se lie avec le réel.
Toute cette introduction fantasque n’est au final qu’un patchwork étrange que le personnage de Konakawa compose avec des parties de son réel ; un patchwork d’irréalité dont l’héroïne éponyme du film – Paprika – pense malgré tout pouvoir tirer quelque-chose qui puisse soulager le réel de son patient rêveur.
Rêve et réel ne sont pas disjoints pour Paprika-le-film comme pour Paprika-la-thérapeute.
Tout l’enjeu est donc de savoir quel lien les unit.
Ainsi, on se retrouve d’un côté avec une thérapeute qui explore l’imaginaire pour soigner le réel tandis que de l’autre côté sévit un énigmatique terroriste des rêves qui use du même outil pour parasiter le réel par des illusions ; ce qui conduit irrémédiablement ses victimes au trépas.
L’opposition est bien évidemment riche de symbolique, surtout quand on constate que, dans « Paprika », le monde du rêve est systématiquement assimilé au cinéma.
…Le cinéma pour le cinéma : cette fameuse fuite du réel.
Pourtant, des gens qui fuient les rêves, ce film en est pétri.
Chaque personnage rencontré est une coquille désespérément hermétique ; piégé dans les jeux de la représentation sociale.
D’Atsuko à Konakawa en passant par Tokita, pas un ne s’autorise à exprimer un seul soupçon d’exubérance ou de créativité.
Chacun refoule son imaginaire comme un ennemi de l’intérieur alors que, pourtant, ces ennemis deviendront au final les héros dont viendra la salvation de tous.
Car en effet, ce film n’est au fond qu’une ode faite aux rêveurs, ou pour être plus précis une invitation à écouter le rêveur qui est en soi.
Après tout Konakawa ne s’extirpe de ses cauchemars qu’a partir du moment où il prend conscience qu’il est hanté par le cinéaste qu’il a refusé de devenir par souci de conformation à un idéal social.
De la même manière, Atsuko s’épanouira pleinement sitôt elle acceptera de laisser s’exprimer la Paprika qui sommeille en elle.
Difficile d’ailleurs de ne pas voir aujourd’hui dans ce film une sorte d’accomplissement posthume de la philosophie de vie de Satoshi Kon.
Une fois arrivé au seuil de la mort, que reste-t-il de ceux qui ont consacré leur existence aux seules utilité et notoriété sociales ?
A part une envolée de papillons éphémères et un vaste horizon obscur, pas grand-chose.
Par contre que reste-t-il de ce doux rêveur que fut Satoshi Kon, même dix ans après sa disparition ?
Eh bien il reste son œuvre.
Il reste ce petit moment de belle folie créatrice.
Il reste une partie de cet esprit fantasque qui – comme une sorte de Paprika – s’est osé un instant à s’immiscer dans le réel pour aller égayer les rêves des autres.
Aujourd’hui Satoshi Kon n’est plus, mais Paprika est toujours là.
Il ne s’est pas envolé en nuée d’éphémères. Il ne s’est pas évaporé dans un néant bien sombre.
Et quelle plus belle partie de lui que Paprika pour lui survivre ?
L’épice ultime d’un rêveur qui a su s’exprimer au milieu d'une vie qui – sans ce zest de saveur – n’aurait eu sûrement que peu de goût…
…Et aurait été vite oublié.
Alors non, faire du cinéma total ainsi, ce n’est clairement pas s’enfermer dans son petit univers.
Faire du cinéma comme ça c’est au contraire toucher à une certaine universalité (…et avec la forme s’il vous plait.)
Voir « Paprika » ce n’est pas seulement voir la partie la plus épicée de Kon, c’est aussi voir et sentir toutes ces autres saveurs qui sommeillent en nous et qui ne demandent qu’à relever le goût de nos vies.
Kon l’a fait par le cinéma, mais Konakawa l’a aussi fait de son côté en s’inspirant seulement du cinéma.
Après tout, chacun peut trouver sa façon d’épicer sa vie en allant puiser dans le monde des rêves.
Il y a plein de manières pour relever un plat.
Et « Paprika » n’est au fond qu’une manière parmi toutes celles-là.