Drôle de titre que "Naissance des Pieuvres" ; comme le film se déroule dans le milieu de la natation synchronisée, entre bassin et vestiaires, on peut croire que les pieuvres, se sont ces mouvements ultra-physiques des jambes (le rétropédalage) que font les nageuses sous l'eau, et qui s'opposent à la grâce de ceux qu'elles font à l'air libre. Quand Marie plonge la tête sous l'eau, nous découvrons ces mouvements quasi mécaniques, et il y a une dimension fantastique, renforcée par la musique légèrement angoisante de Para-One, à base de synthés d'un autre âge.
Mais la véritable explication est autre, donnée par Céline Sciamma : "Pour moi, la pieuvre est ce monstre qui grandit dans notre ventre quand nous tombons amoureux, cet animal maritime qui lâche son encre en nous. C’est ce qui arrive à mes personnages dans le film, trois adolescentes, Marie, Anne et Floriane. Et justement, la pieuvre a pour particularité d’avoir trois cœurs." (ce qui est rigoureusement exact d'un point de vue anatomique.)
Car le sujet de ce film, c'est la naissance de l'amour à l'âge de l'adolescence, et du côté des filles. Les garçons ne sont là que comme partenaires éphémères, réels ou fantasmés, et puisque nous sommes à la piscine, ce sont surtout les membres de l'équipe de water-polo, reconnaissables à l'étrange coutume qui les pousse à se mettre leurs maillots de bains sur la tête lors des fêtes.
Peu de garçons, donc, et aucun adulte, un peu comme dans "Elephant". Les trois filles entrent et sortent de chez elles par la porte-fenêtre de leur chambre (avantage des lotissements très middle-class américaine de Cergy), et jamais nous ne croisons leurs parents, l'exceptionnelle liberté dont elles jouissent étant surtout scénaristique : Céline Sciamma a expliqué qu'il était important que les spectateurs n'aient rien d'autres pour s'identifier que les trois filles. De même, elle a voulu souligner l'intemporalité de l'histoire, avec le décor de ville nouvelle sans âge, des vêtements hors des modes et aucun téléphone portable, ce qui est une première depuis des années pour un film contemporain.
Les trois filles représentent donc trois catégories précises : Anne est la bonne copine un peu boulotte et très enfantine, le souffre-douleur idéal ; elle est croyante, se signe avant de nager et enterre son soutien-gorge dans le jardin du garçon désiré. Floriane est la belle gosse qui a choisi le créneau salope pour faire enrager les autres filles, mais qui n'arrive pas à franchir le pas ; Céline Sciamma raconte qu'elle avait "vraiment envie de parler du drame vécue par les belles filles. Le cinéma en général célèbre la beauté des filles, et j'avais envie d'y participer, mais il semble qu'il y a là un vrai sujet, et que le cinéma est un instrument idéal pour en parler."
Et puis il y a Marie, qui est physiquement une ébauche préadolescente de Floriane (ce que nous montre l'affiche), et qui est à la fois le regard du spectateur sur toute l'histoire. J'ai eu un peu peur au début devant le jeu archétypal de Pauline Acquart qui l'incarne, tout en lippe boudeuse et en regard sombre, mais heureusement au fur et à mesure qu'elle sent naître la pieuvre en elle, elle gagne en nuances et en crédibilité.
Le choix du milieu de la natation synchronisée donne au film une colonne vértébrale, narrative et plastique. Comme Marie, Céline Sciamma a assisté adolescente à un gala. "Il m'avait fait une très forte impression, mais je n'arrivais pas vraiment à discerner pourquoi. J'étais persuadée que j'avais raté ma vie et que j'aurais dû faire ça. Au bout de quelques jours, je me suis aperçue que j'avais été impressionnée par des filles qui, au même âge que moi, étaient déjà dans la concrétisation et dans la prouesse. Et moi je n'étais, au mieux, qu'une promesse." La piscine est aussi un lieu hautement cinématographique (même si c'est un cauchemar technique d'y tourner, j'ai déjà donné), et la réalisatrice évoque elle même cet autre film sur l'adolescence, "Deep End" de Jerzy Skolimoski.
Il faut souligner la grande maîtrise des codes de couleur : le bleu de la piscine domine le film, bleu qu'on retrouve dans la lumière de l'aube des retours d'escapades ou de la fête finale, et il s'oppose au rouge de la boîte où Floriane entraîne Marie pour qu'elle soit le témoin de son déflorage.
Il y a bien des maladresses dans ce premier film, et surtout ce premier film d'une scénariste, avec des choix de cadre, de mouvement ou de montage très intellectualisés, qui fait qu'on les regarde en se disant : "Tiens, elle a voulu nous dire ça". Mais ces maladresses sont aussi à l'unisson de celles de ses héroïnes et si elles peuvent parfois faire écran, jamais elles n'agacent.
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