Un de mes premiers souvenirs cinématographiques remonte à la projection par l'aumônerie de mon lycée du film de Fred Zinnemann, "Un Homme pour l'Eternité", hagiographie de Thomas More oubliée depuis, mais qui avait quand même raflé en 1966 les oscars du meilleur film, du meilleur réalisateur, et du meilleur acteur pour Paul Scofield qui jouait le rôle titre. Dans ce film édifiant sur celui qui avait préféré sa foi papiste à la vie (d'où l'aumônerie), Anne Boleyn était jouée par Vanessa Redgrave, et six ans plus tard, c'était Charlotte Rampling qui s'y collait dans "Les Six Femmes d'Henry VIII".
Dans ces films, ainsi que dans "La Vie privée d'Henry VIII" d'Alexandre Korda (1933), le roi était par nécessité historique et par choix scénaristique au centre de l'intrigue. Chez Justin Chadwick, le récit se concentre sur la famille Boleyn, et le roi n'intervient que comme un élément extérieur aux manigances du Duc de Norfolk, de Sir Thomas Boleyn et de sa progéniture, et le vrai sujet est bien plus les Deux Soeurs que le Roi.
Au commencement donc, était une famille unie, et deux soeurs aussi belles qu'aimantes et bien éduquées par leur mère, Lady Elizabeth. Mais très vite, on découvre que si la dévotion familiale est une vertu partagée par les deux, la brune met un zèle et même une jubilation à tenter d'attirer le roi dans ses rets, alors que la blonde n'y consent qu'à contre-coeur -tout du moins jusqu'à ce que ce même coeur régularise la situation en tombant opportunément amoureuse de son royal amant.
L'opposition entre les deux, soulignée par les choix de costumes et de photographie différents (couleurs chaudes pour l'ingénue, couleurs froides pour l'intriguante), ne va qu'aller en s'accentuant au fur et à mesure que leur rivalité s'accroît : c'est l'innocence et la pureté de Mary qui séduisent Henry, puis qui la séparent de lui, alors que c'est la rouerie d'Anne qui assure à son tour sa victoire, avant de consommer sa perte. Elle a compris, aidée en cela par son séjour à la cour de France, que se refuser et se faire désirer constitue le meilleur levier pour son ambition.
Ceux qui me connaissent et les fidèles lecteurs de ces critiques le savent : un film avec Natalie Portman part avec un point de bonification, et j'applique le même tarif de faveur à Scarlett Johansson. Alors, avec les deux... Il est pourtant difficile d'imaginer le film sans la performance des deux actrices, qui ont par ailleurs expliqué que leur motivation principale pour avoir accepté ce film était justement l'opportunité de tourner l'une avec l'autre, alors qu'elles sont de la même génération et dans le même créneau.
Scarlett Johansson incarne avec intensité ce personnage à la fois aérien et profondément enraciné dans ses valeurs, sa famille et sa terre. Elle fait parfaitement passer les sentiments contradictoires qui l'animent, particulièrement dans la seconde partie du film, quand elle ravale sa fierté bafouée pour tenter de prévenir sa soeur du sort inéluctable qui l'attend.
Mais c'est surtout Natalie Portman qui impressionne, avec son premier véritable rôle de salope de compétition. D'abord douceureuse, puis calculatrice, elle montre une science de la manipulation et de l'intrigue d'autant plus monstrueuse qu'elle s'oppose au contre-point présenté par sa soeur. Elle atteint les dimensions des puissances infernales antiques, Médée ou Phèdre, notamment dans la scène qui suit sa fausse-couche, où la salle poussait des hurlements d'effroi et de dégoût. Mais même là, et justement là, elle sait rendre son personnage plausible et sa douleur crédible.
La réalisation n'est pas toujours à la hauteur du jeu des deux comédiennes. Certes, la reconstitution historique est parfaite, les costumes et les décors superbes, et la photographie réussit à s'inspirer des tableaux de la renaissance avec le même brio que Peter Webber l'avait fait dans "La Jeune fille à la Perle" - le plan de Scarlett Johansson portant sa nièce évoquant les vierges à l'enfant de la peinture flamande. Mais cette académisme est souvent trop voyant, et l'abus de filtres finit par se faire remarquer ; de plus, le scénario ne parvient pas à contourner le piège de la répétition (accouchement, fausse couche, accouchement...). En regardant "Deux soeurs pour un Roi", je repensais à la visite de Pocahontas à la cour d'Angleterre dans "Le Nouveau Monde", et à l'impression d'émerveillement circonspect de la princesse indienne que Terrence Malick avait si bien su restituer. C'est cette légerté qui manque, et qui aurait fourni une respiration bienvenue dans cette histoire si noire.
Malgré cette réserve, "Deux soeurs pour un Roi" se distingue du film historique lambda par un intrigue réellement prenante, et surtout par la qualité sans faille du jeu de deux des meilleures comédiennes de ce début de XXI° siècle.
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