Difficile de parler de "Lust, Caution" sans faire référence à la scène finale, ou plutôt à la seconde qui déclenche en cascade toute la fin du film, et qui donne sa perspective à l'histoire. Car si de chassés-croisés en faux rendez-vous, de manoeuvres d'approche en esquives, on sait que la rencontre entre la jeune étudiante idéaliste et le tortionnaire qu'elle doit attirer dans un piège mortel aura inéluctablement lieu, on ne peut prédire si la naissance d'un sentiment ambigu de passion chez l'un comme chez l'autre débouchera sur une autre fin que celle annoncée dès la naissance du complot à Hong Kong.
Ang Lee joue du tempo avec maestria, et réussit ainsi à justifier la longueur du film. Le long flash back qui constitue 80 % du film commence avec l'exil à Hong Kong, la naissance de l'amitié entre les cinq étudiants autour du projet théâtral ; Ang Lee explique en parlant de l'auteure du livre dont est tiré les scénario (et qui avait déjà signé "Fleurs de Shangaï") : "Eileen Chang décrit la violente émotion ressentie par Wong Chia Chi, alors toute jeune étudiante, après avoir joué sur scène pour la première fois ; sa difficulté à la calmer, même après un souper avec ses amis du théâtre et une promenade. En lisant cela, mon esprit m'a brusquement ramené à ma première expérience sur scène, en 1973 à l'Académie des Arts de Taipei. La même énergie à la fin de la pièce dans laquelle je jouais." Cette réminiscence explique la force de cette scène, qui révèle Wong à elle même et qui sans que les membres de la troupe ne le sachent encore, la désigne comme la seule actrice possible pour le rôle oh combien dangereux de Mme Mak.
Puis vient la première rencontre dans la colonie britannique avec M. Yee, les parties de mah-jong avec Mme Yee et le rendez-vous annoncé qui oblige Wong à un premier sacrifice qui se révèle dérisoirement inutile par un de ses tours du destin qu'affectionne Ang Lee. La période de Hong Kong se termine par le meurtre de Tsao, qui annonce les scènes érotiques entre Wong et M. Yee, puisqu'on peut appliquer à Ang Lee ce que Truffaut disait de Hitchcock, à savoir qu'il filmait les scènes d'amour comme des scènes de meurtre, et les scènes de meurtre comme des scène d'amour. Ce n'est d'ailleurs sans doute pas un hasard si le film à l'affiche d'un des cinémas de Shangai où se rend Wong est justement "Soupçons" de Sir Alfred.
Partie en courant de la scène du carnage, Wong se réfugie à Shangai, où elle cherche à oublier et à se faire oublier, retrouvant la coiffure discrète, le visage sans maquillage et les vêtements simples de sa période étudiante ; Ang Lee continue à jouer du code théâtral, opposant la simplicité adolescente de Wong et le personnage costumé, coiffé et maquillé comme une actrice de Mme Mak, et que M. Yee traitre si brutalement lors de leur premier rapport sexuel. Cette opposition des apparences fait écho au conflit interne entre la jeune patriote et la femme amoureuse, conflit qui la bouleverse et la met encore plus en danger, et qui s'oppose aux certitudes désanchantée de M. Yee, qui commence à prévoir l'issue de la guerre mais qui ne voit pas d'autre voie que celle d'un répresion toujours plus barbare.
Tony Leung Chiu Wai (à ne pas confondre avec Tony Leung Ka Fai, vu notamment dans "L'Amant", "Election" et "Filatures") est dans le contre-emploi par rapport à ses personnages chez Wong Kar Wai, campant un notable policé dont on sent d'emblée que la violence peut surgir à tous moments. Rodrigo Prieto, le chef opérateur fidèle d'Ang Lee a d'ailleurs choisi de souligner cette folie rentrée en faisant se réfléter la lumière d'ampoules de Noël dans les yeux de M. Yee, afin d'évoquer le rougeoiement d'un tisonnier !
L'ex-mannequin Tang Wei débute au cinéma sous les traits de Wong, et si ses superbes toilettes rappellent parfois celle de Mme Chan 20 ans plus tard, elle a beaucoup plus à dévoiler (au propre comme au figuré) que Maggie Cheung et se sort vraiment bien de ce rôle si complexe et si physique, sachant aussi suggérer beaucoup dans un jeu minimaliste, comme lors de la scène si douloureuse de sa défloraison.
Ang Lee, "faux Chinois à Taïwan qui vit en étranger aux Etats-Unis" tel qu'il se présente, a visiblement investi autant dans ces personnages piégés dans de funestes faux-semblants, qu'il l'avait fait dans ces cowboys condamnés à cacher leur amour, et qui au delà des décalages historiques et culturels, partagent avec lui la difficulté d'affirmer une identité si complexe.
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