En 2002, Paul Schrader qui a déjà quatorze films à son palmarès en qualité de réalisateur est un peu au creux de la vague, ses films pourtant toujours intéressants et parfois salués par la critique (« Blue Collar », Hardcore », « Light Sleeper », « Affliction »), n’étant pas forcément rentables. Seuls « American Gigolo » et « La féline » ont été de véritables succès au box-office.
À l’époque, il songe à réaliser une suite d ' « American Gigolo » avec Richard Gere incarnant à nouveau Julian Kaye. Le projet ne se fait pas et Schrader s’embarque alors dans la préquelle de « L’exorciste » financée par Morgan Creek Productions en remplacement de John Frankenheimer décédé brutalement. Schrader entend proposer au public un thriller psychologique avec peu de gore. Trop peu sans doute pour le studio car le projet lancé, Morgan Creek qui a pourtant déjà investi 30 millions de $ change brutalement de cap et fait rédiger un nouveau scénario par Alexi Hawley dont la réalisation est confiée à Renny Harlin, réalisateur plus docile. Cette version étant un échec public, les producteurs un peu repentants permettent à Schrader de finir son film en lui allouant des moyens très limités. « Dominion : Prequel to the Exorcist » sort donc en direct-vidéo en 2005.
Le réalisateur alors âgé de 60 ans n’est pas au mieux. Il repense à « American Gigolo » dont la suite on l’a dit ne sera pas possible. A la place bienvenue à « The Walker »,
une variante sur la même thématique construite à partir de la personnalité du très mondain Jerry Zipkin (1915-1995), dont la place centrale qu’il tenait au sein de la très haute société new yorkaise inspira au magazine de mode « Women’s Wear Daily » le qualificatif de « Walker » désignant les hommes, souvent homosexuels, accompagnant les épouses de businessmen ou hommes politiques dans les dîners, réceptions, et spectacles où ces messieurs très occupés ne désiraient pas se rendre. Jerry Zipkin très hautain et donc très décrié était devenu dans les années 1960 un intime des Reagan qu’il continua à fréquenter alors que Ronald était devenu Président des États-Unis.
Schrader a donc
retouché l’intrigue d’ « American Gigolo » pour l’ adapter au milieu beaucoup plus sophistiqué et feutré de la politique et de la haute finance
. Kevin Kline envisagé pour interpréter le rôle de Carter Page III est remplacé par Woody Harrelson dont la carrière est déjà solidement installée et que l’on n’imagine pas très indiqué pour le rôle d’un homosexuel car jusqu’alors plutôt distribué dans des rôles de durs à cuire. Mais cet acteur au talent protéiforme pas assez reconnu malgré une nomination à l’Oscar du meilleur acteur en 1997 pour son rôle dans « Larry Flint » de Milos Forman, va remarquablement s’immiscer dans la peau de ce personnage particulièrement complexe et raffiné.
Cet homme dans la force de l’âge auquel on renvoie en permanence l’image vénérée de son père et de son illustre aïeul quoique d’apparence superficielle est parfaitement « vertébré », doté d’une très solide culture, d’un sens du dérisoire aiguisé et d’une lucidité acérée, le tout encadré par des principes de vie solidement ancrés auxquels Carter ne dérogera jamais même en plein cœur de la tempête judiciaire qui risque de l’emporter à la suite du meurtre d’un lobbyiste connu. Il faut dire que Woody Harrelson devenu un dandy magnifique
est entouré d’un trio d’actrices sublimes représentant trois générations du cinéma : Lauren Bacall toujours aussi élégante à 72 ans, Lily Tomlin grande actrice de second rôle peu connue en Europe et Kristin Scott Thomas la classe et la sensualité incarnées. Ned Beatty, Moritz Bleibtreu et Willem Dafoe dans des rôles périphériques assurent parfaitement la jointure.
La mise en scène de Paul Schrader qui n’a pas son pareil pour saisir et rendre les ambiances est au diapason, livrant quelques scènes sublimes serties des chansons de Brian Ferry, lui aussi dandy assumé, dont celle dans l’appartement de Carter Page III qui rentrant le soir se défait de sa panoplie sur la mélodie atmosphérique et très distanciée de « Which way to turn » extraite de l’album « Mamounia » (1994). « The walker » n’a pas été bien reçu et même Paul Schrader a fini pas renier le film sans toute déçu par l’incompréhension d’une critique pas toujours lucide. Pourtant « The walker » est d’évidence plus abouti et plus consistant qu’ « American Gigolo ». Mais que voulez-vous ? Richard Gere en costume Armani dans les années 1980 c’est imparable.