1943: l'année d'or pour le cinéma français. Avec ce film Jacques Becker, s'affirme comme un maître à part entière et allonge la longue liste d’œuvres qui deviendront des classiques en cette année faste: Le Corbeau, L'éternel retour, Douce, Lumière d'été, Les Anges du péché, Le comte de Monte-Cristo, La main du diable, Le colonel Chabert, Le voyageur de la toussaint, Marie-Martine, Donne-moi tes yeux, Le Capitaine Fracasse et d'autres films moins connus mais néanmoins réussis.
Cette inventivité et ce niveau de qualité (a rapprocher de la période de la Nouvelle Vague) sont dues en grande partie aux contraintes d'écriture et de production imposée par les lois de Vichy. Les cinéastes restés sur le territoire français contournent subtilement ces contraintes pour dénoncer la collaboration (cf Le Corbeau, film aux messages incompris, injustement mis au piloris lors de l'épuration), l'influence de l'envahisseur (cf La main du diable) ou encore exalter l'esprit de résistance (cf Les visiteurs du soir de Carné, sorti l'année précédente).
Avec "Goupi Mains Rouges", Jacques Becker, adapte un succès littéraire de Pierre Véry et s'inscrit dans l'esprit de résistance. Sous ses dehors apparent - le film traite du monde paysan aux valeurs figées et conservatrices -, le film exalte les valeurs pétainistes "Travaille, Famille, Patrie": notamment avec le discours de Mains Rouges aux jeunes amoureux Monsieur et Muguet. Il est évident que Becker ne voulais pas avoir de problèmes avec la censure allemande.
Cependant, cela n'est qu'un détail car il livre dans les faits une farce virulente, truculente, forte, réaliste sur le monde paysan de l'époque. Son travail d'écriture sur la psychologie de chaque Goupi est proprement remarquable, l'observation minutieuse de ce microcosme en vase-clos, lui permet au travers des travers de chacun(e) de dénoncer un monde totalement replié sur lui-même, fermé à la modernité et au monde, attachés à ne pas trahir les traditions passées qui ont faits leur preuves, ne jurant que par le travail et ce qu'il rapporte en terme financier. Car les Goupi vivent et se marient entre eux (le prétexte du film c'est l'union programmée entre Goupi Monsieur et Goupi Muguet), comme il était de coutume dans les campagnes il n'y a pas si longtemps que ça. Mais dans ce vase-clos protégé des agressions extérieures, il ne s'y passe pas des choses "très catholiques" que l'on règle entre Goupi, car se sont des affaires de Goupi. On lave son linge sale en famille, sans pour autant qu'aucun(e) n'en souffre au final. Face à l'adversité et aux intrusions malvenues, les Goupi se solidarisent et sauvent la pérennité de leur clan, malgré leurs divergences de caractères et leur façon d'agir. Au fond, c'est la cohésion de l'ensemble, l'équilibre des forces entre chaque membres du clan qui permet de "sauver" tout l'édifice.
Mais il faut la sagesse, l'ouverture et l'autorité de Mains Rouges, au regard distancié par son exil volontaire dans sa cabane dans les bois, mais dans les faits véritable "Deus ex machina" bienveillant et réconciliateur. Fernand Ledoux apporte toute sa rugosité bougonne à son Goupi Mains Rouges, l'incarne avec sobriété, tendresse et humanité. Peut-être son meilleur rôle ?
Tout cela est bien sûr rempli de symboles, mis en valeur par l'écriture de Jacques Becker et Pierre Véry - qui a collaboré à l'adaptation de son roman -: l'esprit clanique malgré les oppositions, les mensonges et les trahisons qui règnent au sein de la famille, l'exilé volontaire et sauveur, fomenteur de la cohésion finale... Je ne vous fait pas de dessin, cela préfigure "prophétiquement" de l'état et de l'avenir proche de la France...
Sans révéler les tenants et aboutissants de l'histoire, les deux autres personnages les plus forts sont soit éliminés ou s'élimine:
- Goupi Tisane, qu'incarne Germaine Kerjean vous restera en mémoire. Vraie marâtre, figure cauchemardesque et tutélaire, elle règne en tyran esclavagiste sur les quarante premières minutes du film, sans que son pouvoir absolu ne soit remis en question par qui que ce soit, jusqu'à l'inéluctable, libération pour l'ensemble du clan. Ne symbolise-t'elle pas Vichy et son administration oppressive ?
- Goupi Tonkin, qu'incarne Robert Le Vigan avec fougue, sensibilité et poésie, est le marginal, l'original du clan, amoureux transi de Goupi Muguet. Vivant dans la nostalgie de son long séjour en Indochine pour service militaire, il ne s'est jamais vraiment réadapter à l'esprit du clan, tout en y restant une figure importante. C'est un personnage beaucoup plus subtil qu'il n'y parait car il symbolise cette France Coloniale, soit disant ouverte, mais profondément figée, inadaptée à la réalité. Sa compétition avec Goupi Monsieur pour le cœur de la belle Goupi Muguet est un conflit entre valeurs coloniales et valeurs modernes résolument tournées vers l'avenir. Sa fin, tragique et magnifique (inoubliable), suggère la fin proche de la puissance coloniale de la France.
Revenons sur le traitement de l'histoire. Même si Jacques Becker insuffle authenticité et véracité dans la reconstitution minutieuse du quotidien des paysans de l'époque et des figures qui peuvent la composer, le film ne fait pas figure d’œuvre semi-documentaire. Dès le départ, il nous embarque - le spectateur - dans une atmosphère à la limite du fantastique romanesque qui embrasse tout le film. En fait, nous adoptons le point de vue naïf et dépassé de Goupi Monsieur, qu'incarne avec fraicheur Georges Rollin, totalement étranger à ce monde reculé et d'un autre temps, mais bien réel. Quand au réalisateur, lui-même, il épouse en fait le point de vue du personnage le plus en recul et perspicace, à la fois agacé, amusé et attendri par ce clan, qu'il aime malgré tout, celui de Goupi Mains Rouges. Puis le film bascule peu à peu dans la farce sombre et satirique, tragi-comique, sous la forme d'une enquête qui n'est qu'un prétexte pour mieux dénoncer les travers des personnages (Goupi Mes Sous, Arthur Devère irrésistible, en paranoïaque obsédé par le magot familial) et reviens peu à un traitement plus romanesque et surtout très poétique dans le traitement: la cohésion retrouvée grâce à Mains Rouges et voulue par le triomphe de l'amour de Goupi Monsieur et Goupi Muguet (Blanchette Brunoy, lumineuse).
Sachant, que le film n'est pas tout à fait fidèle au livre de Pierre Véry, qui a collaboré à l'adaptation scénarisée du film, il est certain que toute les modifications apportées par Jacques Becker et l'auteur, relève d'une volonté commune pour délivrer un message subtil aux français en pleine période d'occupation.
Une œuvre foisonnante, riche, complexe qui fait partie des films majeurs de Jacques Becker, avec "Le Trou" et "Casque d'or". A découvrir vite en VOD ou en DVD, car ce film se fait très rare sur les écrans de télévision.