Regarde les hommes tombés.
Un Prophète est un film de prison. Le premier plan annonce la suite : on y voit le personnage de Malik, cadré très serré, déjà prisonnier à l'intérieur du cadre parce qu'il est prisonnier d'un destin qui l'a inévitablement amené à la Centrale, menottes aux poignets. C'est très pessimiste, mais la suite enverra valser un passé subi plutôt que choisi. Pourquoi ? Parce que Malik - comme tout personnage d'un scénario intelligent dans la description des caractères et la liberté qu'il laisse à ceux qui les font vivre - va évoluer. On se croirait dans un film de Huston, sauf qu'Audiard et ses co-scénaristes laissent une possibilité de fuite salvatrice à leurs personnages quand Huston imprégnait ses films d'un pessimisme des plus noirs.
A History Of Violence.
Attention lieu commun : la prison c'est pas bien. Audiard le sait et va plus loin. Il organise un film gigantesque sur les institutions qui régissent le monde carcéral, leurs diverses ramifications, les luttes de pouvoir entre clans raciaux qui ont l'allure de clans de cour royale, sauf qu'ici la cour est délabrée et que les princes se sont taillés pour laisser la place à des petits malfrats sans envergure qu'il vaut mieux ne pas fréquenter. La prison c'est donc ce lieu tout en bas de l'échelle humaine où l'on pratique beaucoup ces activités primaires : bouffe, sexe, violence. Les personnages sont comme des animaux dont les cellules seraient les cages. Mais Audiard s'intéresse à Malik. Malik au début du film est tout juste adulte, mais il n'a d'adulte que ses 18 ans. Il va devoir recommencer depuis le début, grandir pour de vrai. Il apprend donc à lire et se débarrasse de son identité passée qui faisait de lui un " arabe ". Malik, Audiard, n'ont que faire de la prédestination. Malik est maghrébin mais il dépasse ce statut propice aux préjugés pour bosser au service des corses. L'individualité dépasse tout le reste, et la caméra d'Audiard collée à son personnage principal semble lutter avec lui contre les événements et les remontrances de l'adversité.
Les Promesses de l'Ombre.
Un Prophète est une formidable quête initiatique, celle d'un gosse paumé qui au contact d'un monde abject et dur passera du statut de regardé à celui de regardant. Deux séquences : la première rencontre avec Cesare - impeccable Niels Arestrup - et le dernier contact entre les deux hommes. Dans la première le parrain corse ordonne à Malik de ne pas le regarder quand il lui parle. Position de soumission. Et inversion des rôles à la fin, quand Cesare est à terre, sous le regard de Malick, pas aussi imposant que ne le fut celui de Cesare, mais révélateur de l'évolution qu'a connue le jeune homme. Tout le film raconte cette renaissance ponctuée par différentes étapes propres à l'univers carcéral. Malik n'a que son corps à disposition au début , et finira un pistolet dans chaque main. Entre ces deux moments une évolution notable, le passage à l'âge adulte, une prise de conscience et de responsabilités.
Regarde Audiard filmer.
Et la mise en scène dans tout ça ? Audiard connaît son cinéma français sur le bout des doigts, et sait très bien quel statut il y occupe. Aujourd'hui ils sont quoi, trois ou quatre à avoir une telle maîtrise formelle ? Un Prophète est techniquement impressionnant, peut-être trop. On ne peut évidemment pas reprocher à un cinéaste d'avoir du talent, mais on peut lui en vouloir quand il dit un peu trop fort qu'il en a. Un Prophète montre au bout d'un moment des signes extérieurs de richesse, une ostentation qui peut lasser le spectateur, d'autant plus que le scénario n'offre plus rien de vraiment surprenant au bout d'un certain temps. Le film use aussi de son esthétique du choc. Evidemment les événements intrinsèques s'y prêtent mais l'impression qu'Audiard ne se renouvelle pas dans son approche est bien présente. Scorsese sait parfaitement varier ses effets, imprégner le film d'un rythme tellement particulier qu'il n'en devient jamais ennuyeux. Audiard est peut-être le plus américain - ou américanophile ? - des cinéastes français, il lui reste néanmoins quelques leçons à apprendre.
Cela dit la mise en scène réserve quelques moments qu'on pourrait qualifier de manniens dans leur poésie, des élans onirico-fantastiques qui ont une saveur particulière dans un film au réalisme cru. Il y a bien sûr ce personnage du début qui apparaît aux côtés de Malik, mais aussi des moments d'évasion nécessaire au sein de cet univers clos dans lequel on est enfermé pendant plus de deux heures ( le vent dans les arbres, la plage ).
Un Prophète est un film plein de qualités perverses parce qu'elles se retournent contre lui au bout d'un moment. Mais l'excellent scénario et l'interprétation toujours magnifique chez Audiard l'emportent sur les défauts du film, néanmoins tellement gourmand qu'il finit par se bouffer lui-même.