Dans Libération, Jacques Audiard répond à une question sur son film comme charge contre l'administration pénitentiaire française : "C'est la facilité, on rameute le fait de société parce qu'on craint de parler du film. C'est ce qui s'est passé avec Entre les murs. Laurent Cantet n'est pas un journaliste, et pourtant il a fallu qu'il réponde à des questions sur l'école. Bien sûr, l'école est dans son film, mais c'est un cinéaste, et en tant que tel, il a trouvé la métaphore adéquate, sinon son film ne tiendrait pas. J'espère que je ne vais pas devenir le "monsieur prison" du cinéma français."
"Un Prophète" commence juste avant l'incarcération de Malik, par une dernière vision furtive de la liberté à travers le grillage du fourgon cellulaire. Il s'achève six ans plus tard, au moment où il est libéré, et la majorité des 2 h 35 du film se passe entre les quatre murs de la prison reconstituée à Gennevilliers par Michel Barthélémy, à l'exception de quelques escapades lors des permissions du détenu "modèle", et de très brèves évocations d'événements où exceptionnellement, Tahar Rahim n'est pas à l'écran.
Ce que nous montre le film de la prison est terrifiant, en ce que cet endroit où la vie des détenus devrait être réglée par l'administration étatique pour viser à leur future réinsertion est en réalité régi par la loi de la jungle, par l'argent sous toutes ses formes et par les rapports de force. Les gardiens n'y apparaissent que comme des silhouettes, ou comme des partenaires privilégies de Luciani.
Pourtant, Audiard a raison : "Un Prophète" n'est pas un film de prison, un "Prison Break" ou un "Midnight Express" à la française. Ce n'est même pas un film sur la prison, il s'agit juste d'un film où la prison finit par devenir un personnage mais où le récit parle de bien d'autres choses, sur le fond comme sur la forme, que d'une énième dénonciation de l'univers carcéral.
Car même si Jacques Audiard aborde un milieu très différent de la Résistance à la Libération ou des marchands de sommeil, on retrouve finalement le sujet de la plupart de ses films : comment un jeune homme doit se forger une identité dans un milieu exogène, et comment il y parvient par le biais d'un père étranger. Quand Malik arrive à la centrale, il ne sait ni lire ni écrire, et répond, terrorisé, par de simples mots-phrases. Quand il en ressort, il a trois voitures luxueuses qui attendent pour escorter le nouveau caïd.
Il a su profiter mieux que les autres du peu de formation qu'offre la prison : il a appris à lire et à écrire, mais comme il a aussi appris à mentir et à tricher, il s'en sert aussitôt pour apprendre le corse avec un dictionnaire afin de comprendre ce que se disent Luciani et ses lieutenants. Il a aussi vite compris la subtile géopolitique qui structure les fragiles équilibres de la centrale, et comment jouer les uns contre les autres.
Même si parfois les arcanes de ces manigances deviennent dures à suivre, le parcours de Malik et les risques qu'il prend pour asseoir son propre pouvoir suffisent à rendre passionnantes les 155 minutes du film, d'autant que Jacques Audiard ne se cantonne pas à un registre naturaliste ; il y a de brèves scènes oniriques à la lisière du fantastique qui s'inscrivent dans le récit, comme la présence du fantôme de celui qu'il a égorgé sur commande, ou la vision de biches dans l'arrière-pays marseillais.
Il utilise aussi bien d'autres outils du cinéma pour créer et maintenir la tension de ce récit implacable : ouvertures et fermetures au noir évanescentes, découpage en chapitres, utilisation de la musique (et de toute l'ambiance sonore) tranchant avec le remplissage redondant de la production moyenne : certaines scènes trouvent leur pulsation par la musique d'Alexandre Desplats, alors que d'autres qui auraient eu droit ailleurs à la dose usuelle de violons se déroulent avec les seuls bruits de la prison et trouvent tout leur ressort dramatique dans le seul langage de l'image.
Par ce travail formel remarquable, il atteint totalement son objectif ainsi définit dans Libé : "Il y a un rapport avec l'histoire du cinéma, ce qu'on appelait la cinéphilie, qui est mort. Très modestement et très immodestement, je crois que le cinéma doit proposer de nouveaux modèles et de nouvelles formes. J'étais inquiet d'en finir avec mes films précédents par crainte de m'installer dans la répétition, l'académisme."
Quelques mots sur les acteurs : au milieu de figurants pour beaucoup recrutés parmi d'anciens taulards et qui renforcent la crédibilité du récit, on trouve Tahar Rahim, dont Libé a très justement résumé ainsi la formidable présence : entre l'Enfant Sauvage de Truffaut et le Scarface de De Palma. Niels Arestrup lui donne la réplique en tyran corse implacable, tour à tour charmeur et halluciné, toujours menaçant.
Reste à attendre "Le Ruban blanc", pour comprendre pourquoi ce film fulgurant n'a pas obtenu la Palme d'Or que beaucoup lui voyait promise ; réponse le 21 octobre.