Comme beaucoup, j'avais découvert et apprécié dans Libération la bande dessinée de Marjane Satrapi, avec ses à-plats noirs et blancs et une narration qui évoquait "Maus" d'Art Speigelman, et c'est donc avec curiosité mais aussi une certaine inquiétude que je suis allé voir le film : de même qu'un bon livre ne fait pas forcément un bon film, une bonne BD ne débouche pas automatiquement sur un bon dessin animé.
Très vite, cette inquiétude s'est envolée. Non seulement on retrouve les principales péripéties et le ton si particulier de la BD, mais en plus la réalisation apporte ce qui est propre au cinéma, à savoir le mouvement et le rythme. Tout en restant d'une facture très classique (aucun recours à la 3D), le film utilise une large palette graphique : des couleurs pastels pour situer le moment de la narration (l'arrivée à Orly), un noir et blanc passant du high key au low key selon les humeurs de la narratrice lorsqu'elle raconte les événements de sa vie, et des formes très stylisées dans des teintes mordorées pour les récits imbriqués, magnifiés par l'imagination de la fillette, et tirant parfois vers les miniatures persanes. C'est cette diversité et ce mouvement qui manquaient tant à "Renaissance", le dessin animé de Christian Volckman.
Les auteurs sont allés chercher leur inspiration autant du côté des arts plastiques (l'horreur de Marjane devant la maison des voisins pulverisée par une bombe se figeant dans Le Cri de Munch), que du côté du cinéma, que ce soit l'expressionnisme allemand du point de vue visuel, que la référence revendiquée aux "Affranchis" de Scorcese pour l'énergie du montage et l'utilisation de la voix off.
Mais ce qui fait sans doute la réussite du film, c'est le mélange permanent de l'humour et de l'émotion, du dérisoire et de la morale. Emportés par la formidable vitalité de la gamine, on rit à la voir apostropher Dieu (secondé à un moment par Marx, elle n'est pas la petite-fille et la nièce de communistes pour rien), organiser une expédition punitive contre un pauvre binoclard fils d'un agent de la savak, ou s'enthousiasmer pour les Bee Gees ou Iron Maiden et manifester un incommensurable mépris pour Abba. Plus grande, elle conserve cette part d'enfance qui se manifeste par son interprétation toute personnelle d'"Eye of the Tiger" ou quand elle exécute dans son souvenir Markus qu'elle a découvert au lit avec une blonde.
Marjane Satrapi a su entraîner avec elle un casting voix de luxe : Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni dans un nouveau duo mère-fille, et deux remarquables actrices pour la grand-mère : Danielle Darrieux dans la version française, et Gena Rowlands dans la version américaine. Il fallait ça pour porter cet admirable personnage, si droite dans ses valeurs et si truculente dans ses propos (elle accueille sa petite-fille qui à tellement grandi à son retour d'Autriche par un tonitruand "Tu vas bientôt pouvoir attraper les couilles du seigneur!").
Description impitoyable de la bêtise du régime des mollahs (le professeur des Beaux-Arts présente dans son cours sur Boticelli des diapos où les corps de la "Naissance de Vénus" sont camouflés, ou les dessins d'anatomie se font à partir d'un modèle entièrement dissimulé par son tchador), "Persépolis" parle aussi de plein d'autres choses, comme la douleur de l'exil, la culpabilité du survivant, la résistance quotidienne à l'oppression. Riche graphiquement, narrativement et émotionnellement, il a représenté la diversité culturelle française à Cannes, et ce n'est pas un hasard ni une injustice si, plus que les très franco-français "Les Chansons d'Amour" et "Une vieille Maîtresse", ce sont "Persepolis" et le franco-américain "Le Scaphandre et le Papillon" qui en sont repartis primés.
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