Quand j'ai appris que "Le vent se lève" avait reçu la palme d'or, je m'en suis réjoui comme tant de cinéphiles qui ont reçu un jour un des films de Ken Loach comme un coup de poing ; pour moi, ça a été "Family Life", et plus de vingt ans après, "Land and Freedom". Mais je me suis aussi demandé si cette palme n'était pas une sorte de César d'honneur attribué à un des derniers grands réalisateurs européens pour l'ensemble de son oeuvre, et si la qualité du film n'avait pas été reléguée au second plan par le jury de Wong Kar Waï. Très vite, j'ai eu ma réponse : "Le vent se lève" est un condensé de l'oeuvre du grand Ken.
Dès le début, on retrouve cette proximité des personnages, la mobilité de la caméra qui va d'un détail significatif à un autre : des hommes jouent au hurling, cette sorte de hockey typiquement irlandais, et ne se ménagent pas. L'arbitre doit intervenir plusieurs fois, mais tous partent bras dessus bras dessous dès le coup de sifflet final, dans les verts paysages de leur île. Cette description de la solidarité des gens simples est brutalement interrompue par l'irruption des Black-and-Tan, ces miliciens anglais qui aboient leur peur et leur haine, lointains ancêtres des GI's d'Abou Ghraib. Troisième scène, et troisième savoir-faire de Ken Loach, l'émotion: dans un clair obscur, des hommes chuchotent autour du corps de l'adolescent assassiné par les Anglais, alors que s'élève la complainte gaëlique chantée par une vieille femme...
La guerre d'indépendance de 1920 et la guerre civile qui l'avait suivie ont déjà été racontées au cinéma par Neil Jordan, dans "Michaël Collins". Le réalisateur irlandais avait choisi de suivre les chefs de la rebellion : Michaël Collins, James Conolly et Eamon de Valera. Fidèle à sa ligne de conduite, Ken Loach s'attache à des soldats de base de l'armée clandestine : Dan, le cheminot qui refuse de conduire un train pour les soldats anglais, Rory, l'instructeur qui justifie l'emploi de la barbarie pour lutter contre la barbarie, Sinead, agent de liaison et assesseur du tribunal civil mis en place par le Sinn Fein.
Il entremêle avec brio destin individuel et destinée collective, et sait mieux que personne rendre vivants les multiples débats qui traversent les rangs de l'IRA. Dans "Land and Freedom", il avait filmé de façon formidable la discussion sur la collectivisation des terres ; ici, il introduit la dimension sociale du combat par le biais d'une séance du tribunal (présidée par des femmes) qui condamne un commerçant usurier, aussitôt aministié par Teddy qui voit surtout en lui un financier du mouvement.
Comme les brigadistes du POUM trahis et violemment réprimés par les staliniens, les plus purs des combattants ne plient pas devant l'ennemi, franquiste ou anglais, mais devant leurs anciens frères de combat. Et s'ils subissent un sort tragique, ils gardent leur honneur, et Damien condamné à mort par son frère demande dans sa dernière lettre à sa compagne de prendre pitié de lui. Car s'il a très clairement, et depuis longtemps, choisi son camp, Ken Loach ne juge pas ses personnages, et il reconnait même à ceux qui ont choisi le mauvais côté une part de doute, et donc d'humanité.
Le titre original est The Wind that Shakes the Barley,"le vent qui secoue l'orge", un extrait d'un poème de John Dwyer Joyce, qui dit aussi : "Il fut pénible par les mots de deuil, de dire et de briser les liens qui nous unissent, Mais plus pénible encore de porter la honte des fers étrangers qui nous enchaînent". Profondément irlandais, ne serait-ce que par le vert qui se décline dans sa superbe photographie, "Le Vent se lève" est aussi universel, et ses images renvoient à celles des tortures de toutes les armées d'occupation, de Montluc à la Villa des Roses à Alger, jusqu'à celle de l'Irak d'aujourd'hui, occupée aussi par des soldats britanniques.
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