Ah le monde en noir et blanc de Becker ! Les bons ouvriers sont de braves gens, ils ont tous le cœur sur la main et les autres, les patrons, les petits chefs, les épiciers, sont tous des salauds, à commencer par le fourbe Roland, avec sa moustache de traitre, ses guêtres d'ancien combattant, son béret de collabo qui corrompt la bonne prolétarienne Antoinette Moulin à coups de boites de sardines qu'il s'est sûrement procurées au marché noir. Car c'est clair qu'il doit faire du marché noir et qu'il a dû fricoter avec les Allemands pendant l'Occupation. Il a bien la tête à ça avec ses manières de pervers pépère satisfait de lui et habitué à acheter les gens à coups de roues de vélo, d'azalées et de marron glacés. D'ailleurs, n'a-t-il pas déjà corrompu sa caissière qui doit coucher pour garder sa place, la malheureuse ? Ça continue avec Barbelot le chef de rayon à Prisunic. Face à ces salauds d'exploiteurs capitalistes, de braves prolétaires certes un peu jaloux qui, ne possédant que leur femme, en sont naturellement bien un peu jaloux. Pensez, leur seule possession ! Quand on a que le café du pauvre, on n'aime pas partager ce café-là ! Alors quoi de surprenant à ce qu'il ne veulent pas que les autres regardent leur femme ? Ils n'ont pas entendu parler de la burqa. Alors de temps à autre, les gifles volent. Que voulez-vous ? Quand on aime sa femme chez les braves prolos, on la bat de temps à autre, il n'y a pas tant de distractions, et puis c'est sûr qu'elles aiment ça, les coups c'est pas pour leur faire peur, les fortes prolétariennes ! Alors quand le brave Antoine fait sa fête au félon de Roland en infligeant une bonne raclée bien populaire à l'épicier accapareur même pas cap' de se battre à la régulière pour lui donner un œil au beurre noir bien mérité, le petit peuple parisien est aux premières loges pour assister au spectacle et veiller au grain. Quand les Moulin sortent enfin blanchis de toutes leurs aventures pour connaitre enfin un bonheur bien mérité, ce n'est pas par l'infâme travail au service des capitalistes ou l'abjecte spéculation du commerce, non ! C'est grâce à un honnête billet de loterie des gueules cassées qui sauve la morale patriotique et prolétarienne dans ce film noir et blanc d'un monde en noir et blanc où les Moulin auront travaillé moins pour gagner plus.