"Plus j'observe les hommes, moins je les aime", confesse Daniel Plainview à celui qui s'est présenté comme son frère dans un de ses rares moments d'humanité. Cet aphorisme semble correspondre à la vision de Paul Thomas Anderson dans ce Far West gagné par la fièvre de l'or noir, tant l'observation des principaux personnages de cette adaptation du roman Oil d'Upton Sinclair pourrait nous dégoûter du genre humain.
Le prospecteur tout d'abord : homme de la terre, et même des entrailles de la Terre, comme le montre la longue séquence d'ouverture quasiment muette où nous le voyons se colleter charnellement avec le minéral, Daniel Plainview est un taiseux qui sait utiliser le langage pour charmer, quand il s'agit de convaincre les habitants de la ville-champignon de lui céder leurs terres, mais aussi pour humilier quand on ose lui résister. Son agressivité brutale s'abat sur ceux qui s'opposent à lui, mais aussi sur ceux qui l'environnent, suspectés de préparer leur trahison.
Il semble n'avoir qu'une faille dans sa carapace, l'affection qu'il porte à son fils qu'il élève comme son futur double. Mais quand au même moment, il doit choisir entre lui porter secours et organiser le combat contre l'incendie qui ravage son derrick, il n'hésite pas une seconde. Et cette infirmité qui a frappé son fils, coupable d'avoir voulu trop plaire à ce père excessif, sera justement le prétexte pour le pétrolier afin de répudier ce rejeton devenu encombrant.
Le prédicateur ensuite : fils d'un vieux paysan, entouré de soeurs dociles, il présente apparemment un aspect tout en douceur et en dévotion. Puis au cours d'un office, on le voit rentrer progressivement en transe pour débarasser un old timer de son arthrite, et l'exorciser comme s'il était possédé par le malin. Malgré la chapelle en bois et le pantalon trop court du prêcheur, on pense beaucoup plus aux évangélistes d'aujourd'hui (dans la scène finale de 1927, il raconte qu'il a fait de la radio), et cette transe m'a rappelé celle de "Jesus Camp" où un prédicateur faisait pleurer des gamins de dix ans à l'évocation des foetus massacrés dans les I.V.G. Quand il trouve enfin du pétrole, le premier geste de Daniel Plainview est d'oindre le front de son fils de la précieuse huile, geste qu'il reproduit quand il immerge Eli dans un mare de pétrole après l'avoir roué de coups : capitalisme aveugle et obscurantisme constituent donc les fonds baptismaux de la nation américaine, et cette violence initiale rappelle celle de "Gangs of New York".
Oscar du meilleur acteur pour la deuxième fois, Daniel Day Lewis est effectivement prodigieux, alternant les explosions de violence et les moments plus intériorisés, encore plus inquiétants. Il faut le voir face à son fils adulte qui s'obstine à lui parler en langue des signes, et éclater d'un rire de dément quand il reconnaît le signe qui représente le forage, ou dissimulé dans la pénombre de son Xanadu, en train de tirer sur la porcelaine à travers des pièces immenses et vides. Après son rôle remarqué d'ado autiste et nietzschéen dans "Little Miss Sunshine", Paul Dano réussit à faire exister son personnage de manipulateur pitoyable, et à donner la réplique au magnat impitoyable jusqu'à l'hallucinant affrontement final.
La mise en scène de Paul Thomas Anderson parvient à créer une tension permanente, avec de fréquentes ruptures de rythme, un lyrisme alternant avec une sécheresse, un constant contraste entre l'ombre et la lumière, et une ponctuation de la musique entêtante de Jonny Greenwood, le guitariste de Radiohead. Film puissant et habité, "There will be blood" est au cinéma de ce début de XXI° siècle ce que furent une génération avant "Le Moissons du Ciel" ou "Les Portes du Paradis".
http://www.critiquesclunysiennes.com