Tout a commencé dans un désert de poussière. La violence a pris ses racines dans ces territoires infinis. Dans cet espace hallucinant, nous apercevons un homme, seul, comme s'il était le premier à fouler cette terre encore vierge de tous maux. Tel le premier être sur Terre, il commence par un échec en tombant dans un puits qu'il a lui-même creusé. Ce dernier symbolise le pire des abîmes où le mal est terré. Malgré sa chute, l'homme à la longue barbe n'est pas effrayé car il vient de trouver ce qui va faire sa richesse : l'or noir. La douleur ne se ressent pas, seul la puissance compte. Nous savons désormais tout de la terrible ambition de cet individu, la main pleine de pétrole tendue vers le ciel. Sa folle ascension va pouvoir commencer.
Avec son cinquième film, Anderson met en lumière les valeurs de l'Amérique : l'argent, la violence et la religion. Le pétrolier Daniel et le prêtre Eli représentent ces symboles. L'un utilise la chair, l'autre le verbe. Et le vice de la vengeance transparaît dans chacune de leur rencontre. Ces deux-là jouent un véritable rôle et se mettent en scène pour faire leur numéro grand-guignolesque, donnant lieu à une intelligente et superbe mise en abyme. Le décor dans lequel ils se confrontent peut passer d'une église à la lumière purement artificielle, à une salle de bowling épurée. Pour arriver à leurs fins, ils doivent vendre leur âme au diable, et l'homme devient alors l'équivalent d'une bête. Mais ce pétrole représente bien plus que de l'argent, il est une plaie indélébile dont on ne peut se défaire. Même la caméra se fait éclabousser par cette matière visqueuse qui causera la perte de beaucoup. En rivalité progressive, ils cherchent tout deux à prendre le pas sur l'autre. Mais personne ne gagnera si ce n'est la folie, s'emparant d'eux comme le pire des poisons. L'importance des éléments est d'ailleurs à souligner : le feu, l'eau, le pétrole ou la terre révèlent chacun une profonde vérité. La mine d'or qu'il y a sous nos pieds, la trahison d'un proche, la cupidité des hommes ou leur côté obscur, rien ne peut être gardé secret.
Qui est ce businessman Daniel Plainview ? L'homme qui a commencé seul dans un puits et qui est devenu millionnaire. Alcoolique, menteur, antipathique, envieux, colérique, il est par essence un pur pécheur. Malgré tout, nous ne pouvons cerner ce qu'il a dans la tête, ce qui donne à ce protagoniste toute son intensité dramaturgique. Il déteste les gens mais se déteste également. Ou alors, il se place au-dessus de tout le monde et souffre d'un profond complexe de supériorité. De même, le réalisateur inclut à son histoire personnelle des problèmes familiaux (confiance donnée à un frère, attraction / répulsion d'un fils), inhérents à n'importe quel récit tragique. Ce père cache toutefois un côté humain en éprouvant certains regrets, trahis par un flash-back discret mais essentiel. Ce personnage échappe à toute analyse, il est tout cela et bien plus encore, et ce n'est pas anodin qu'il ait pris une place primordiale dans l'histoire du cinéma.
Très documenté, There Will Be Blood ne reste pas attaché à l'histoire qu'il raconte mais prend la forme d'une véritable œuvre singulière. Au-delà des innombrables thèmes dont parle Anderson, sa technique cinématographique est irréprochable, à commencer par la qualité de ses mouvements de caméra. Le cinéaste ne coupe pas un plan pour plus de facilité, il le fait durer le temps qu'il faut pour produire un résultat tout à fait abouti. Ces travellings prennent parfois le chemin de choses infinies (rail, pipeline) qui bousculent les habitudes des spectateurs, ayant l'impression d'assister à un film qui dépasse les intentions même du cinéaste. Ces plans, souvent très symétriques, renvoient également au travail du pétrolier. Sa caméra semble en effet être placée au millimètre près pour avoir la plus parfaite vision du territoire possible. En plus d'être brillant, l'américain sait se montrer intelligent en s'entourant des bonnes personnes, comme Johnny Greenwood (guitariste de Radiohead) qu'il ne lâche plus depuis The Master. Ses compositions sont tantôt noires et angoissantes, tantôt enlevées et majestueuses. Ici, la musique est la hauteur des images filmées, et ces deux arts ne font plus qu'un.
C'est en cela que nous reconnaissons les chefs-d'œuvres atemporels : lorsqu'ils dépassent l'homme et prennent un statut culturel à part entière. There Will Be Blood est long et possède une narration assez lente. Mais toutes ses scènes sont mémorables et doivent être présentes pour atteindre la perfection. Enfin, cette ascension doit prendre fin. Daniel Plainview a fini de manger. Daniel Day-Lewis vient d'achever le plus fantastique de ses rôles. Paul Thomas Anderson a terminé son œuvre, et fait grandir le septième art de manière grandiose.