Présenté à la 63e Mostra de Venise, Coeurs a valu à Alain Resnais, 45 ans après le Lion d'Or attribué à L'Annee dernière à Marienbad, le Lion d'Argent du Meilleur Réalisateur. Le jury était présidé par Catherine Deneuve.
Coeurs est l'adaptation de Private fears in public places, la soixante-septième pièce de théâtre de l'auteur anglais Alan Ayckbourn. Alain Resnais avait déjà adapté en 1993 une autre de ses oeuvres, Intimate exchanges sous forme de diptyque : Smoking-No Smoking, avec à la clé près de 800 000 spectateurs et 5 César. Dans ce projet ludique et quasi-expérimental, tous les rôles masculins étaient interprétés par Pierre Arditi et tous les rôles féminins par Sabine Azéma. Né à Londres en 1939, Alan Ayckbourn est souvent présenté comme l'auteur de langue anglaise le plus joué dans le monde après Shakespeare (son oeuvre est traduite dans plus de 35 langues). Créée en août 2004 au Stephen Joseph Théâtre de Scarborough (dont Ayckbourn est le directeur) et reprise en 2005 à Londres et à New York, Private fears in public places est définie par son auteur, cinéphile averti, comme "un film écrit pour la scène".
Aux côtés de deux nouvelles venues nommées Isabelle Carré et Laura Morante, on retrouve dans Coeurs les acteurs auxquels Alain Resnais est fidèle depuis longtemps. Le plus "ancien" de la troupe est Pierre Arditi, qui tenait déjà un petit rôle dans Mon Oncle d'Amérique en 1980. Tout comme Sabine Azéma, il a ensuite joué dans tous les longs métrages du cinéaste, à partir de La Vie est un roman en 1984 (à l'exception de I Want to Go Home). Notons que dans le diptyque Smoking/No Smoking, Arditi endosse à lui seul quatre rôles, et Azéma cinq ! Coeurs marque d'autre part la sixième collaboration d'Alain Resnais avec André Dussollier (sans compter la participation clin d'oeil de l'acteur à la bande-annonce de Pas sur la bouche...) et c'est la troisième fois consécutive qu'il dirige Lambert Wilson. Précisons aussi qu'Arditi, Azéma et Wilson avaient prêté leur voix pour les besoins du documentaire Gershwin (1992). Enfin, à propos de voix, on entend dans Coeurs celle, tonitruante, de celui qui fut le héros de Je t'aime, je t'aime (et tourna aussi dans Stavisky) : Claude Rich.
Pour l'adaptation d'Intimate exchanges sur Smoking-No Smoking en 1993, Alain Resnais avait fait appel au tandem Jean-Pierre Bacri-Agnès Jaoui, qui avait triomphé sur les planches quelques années plus tôt avec les pièces Cuisine et dépendances et Un air de famille. Pour Coeurs, il a encore choisi une personnalité reconnue du théâtre français : Jean-Michel Ribes. Auteur (Théâtre sans animaux en 2001) et metteur en scène (les Brèves de comptoir de Gourio en 1999) en activité depuis le début des années 70, travaillant le plus souvent dans le registre de la comédie (il est l'un des créateurs des programmes télévisés devenus cultes Merci Bernard et Palace), il a été nommé en 2001 directeur du Théâtre du Rond Point, un lieu dédié à la création contemporaine. Pour le cinéma, il a réalisé trois longs métrages, Rien ne va plus en 1979, La Galette du roi en 1986 et Chacun pour toi en 1994.
Jean-Michel Ribes évoque le mélange de normalité et de mystère qui caractérise Coeurs : "Le fond de l'affaire était de montrer qu'à travers des personnages dit normaux et derrière des comportements quotidiens, se glissaient imperceptiblement fantasmes, névroses et fantaisies, et que sous une apparente banalité, l'insolite et l'inattendu sont sans cesse présents. C'est vrai que cet univers insolite m'est familier et j'ai toujours aimé dans mon travail m'entourer d'acteurs pour qui il l'était aussi, par exemple lorsque j'envoyais un texte à Claude Piéplu où il était question d'un boucher qui décrochait le téléphone puis le mangeait, Piéplu ne me demandait jamais pourquoi le boucher mangeait le téléphone, mais pourquoi il le décrochait. J'ai la sensation qu'avec les acteurs de Coeurs, Alain a eu cette même complicité dans le glissement vers le mystère du comportement humain. Il y a dans leur jeu quelque chose qui côtoie l'étrangeté avec un grand naturel."
Isabelle Carré parle des indications données par Alain Resnais : "Il m'avait dit : "Ce sont tous des personnages qui pensent qu'ils pourraient mieux faire ou qu'ils auraient pu mieux faire ou qu'ils peuvent mieux faire dans le présent". Ça m'a rassurée parce que j'étais sûre d'avoir ça en moi et de le comprendre. Et puis, il a attiré mon attention sur la dernière image du film : "Mieux vaut la tendresse que la solitude". L'image a fait son chemin." Laura Morante se souvient d'une toute autre remarque : "Il a dit : "Pour que vous compreniez de quel film il s'agit, je peux vous dire qu'il va neiger tout le temps". Cela m'a aussitôt donné une image impressionniste et non pas réaliste du climat. Cette image inconsciente a agi comme un déclic, me fournissant vraiment l'indication fondamentale sur le genre d'atmosphère dans laquelle j'allais être plongée. Car dans la neige il y a tout. La neige est à la fois la pureté et le silence, une sorte de glissade, une forme d'intemporalité (...)" Rappelons que la neige était très présente dans un précédent film du cinéaste, L'Amour à mort (1983).
La comédienne parle de son réalisateur-fétiche : "On fait des bonds en avant avec Resnais, on ne stagne pas dans la nostalgie. On est dans l'invention permanente. C'est un chercheur qui est dans son époque, traite tous les sujets sans opportunisme, ni snobisme. Il n'a de mépris pour aucun genre. Il sait admirer les acteurs qu'il fait travailler, les films qu'il voit, les metteurs en scène. Il ne juge pas, la morale ne l'encombre pas, il est bien trop occupé à comprendre les mécanismes en tout. C'est un scientifi que dans le fond, qui met beaucoup de modestie dans son travail et dont la culture n'est jamais dictée. Il faut le voir travailler en coulisse...
Pierre Arditi parle de son personnage, Lionel, situé sur le versant le plus mélancolique du film : "Je pouvais le jouer en allant vers la comédie mais ce n'est pas la tessiture que Resnais m'a demandée. Il fallait que je sois une sorte d'éponge des autres dont on ne sait pas très bien ce que ce personnage en retire, ce qu'il en pense, de quelle manière il s'en nourrit. On ne sait rien de sa faculté à subir, à digérer les confidences qu'il reçoit ou à rester complètement extérieur à tous les personnages qui se livrent. Jusqu'au moment où lui-même ne peut plus contenir cette plaie qu'il ferme depuis des années et qui s'ouvre et saigne brusquement. Or, si j'avais été dans une voie différente, je ne suis pas absolument certain que la confession de Lionel, l'ouverture de son âme, aurait eu ce poids. Car c'est à ce moment-là que le fi lm vire de bord. Je l'ai vu à la projection de Venise ; les gens étaient très concentrés. À un moment donné il y a une espèce de chape après le monologue de Lionel, et le film prend sa tessiture définitive."
Claude Rich interprète dans le film Arthur, un personnage dont on n'entend que la voix. L'acteur se souvient : "Le vendredi qui précédait le premier jour de tournage, je me suis rendu sur le plateau d'Arpajon pour que l'on enregistre ma voix dans le décor. C'était curieux de ne pas avoir à passer par le maquillage ou les costumes mais c'était surtout touchant de retrouver Alain Resnais et de voir que Sabine Azéma et Pierre Arditi étaient venus me donner la réplique. On s'est amusés à faire plusieurs versions, l'enregistrement a duré à peine plus d'une heure. Et puis quand ça a été fini, j'ai dit tout haut "Claude Rich vient de terminer son rôle !", tout le monde a ri et applaudi, le tournage ne commençait que le lundi suivant."
Influencé par les méthodes enseignées à l'Actor's studio, où il a été auditeur libre durant trois mois, Alain Resnais a imaginé pour chacun des personnages une biographie, "de manière à ce qu'on puisse, sur le plateau, discuter de la manière dejouer tel ou tel passage en fonction de ce qu'on partageait de leur passé, de leur enfance, des événements qui avaient frappé leur vie", explique le réalisateur. "(...) tous ont un métier, une fonction, agent immobilier, barman, hôtesse d'accueil", précise avant d'ajouter : "Mais ils ont aussi d'autres aspirations, mon hypothèse, par exemple est que André Dussollier ne travaille qu'à mi-temps dans cette agence immobilière, que c'est un peintre qui n'a pas encore réussi ou qui ne réussit pas. L'activité qui lui importe le plus c'est d'être peintre, mais ça n'est pas dit. Moi, je le sais, tous sur le plateau, nous le savons. Mais on s'interdit de le dévoiler."
Contrairement à Smoking-No Smoking pour lesquels l'univers so british de la pièce avait été scrupuleusement respecté, Alain Resnais a transposé l'action ("une chose que d'habitude je condamne", avoue-t-il malicieusement) dans le XIIIe arrondissement de Paris : "Ce serait le quartier de Bercy, rue de France, rue de Tolbiac, un nouveau fantastique urbain y est né, tout a été reconstruit, il y règne une atmosphère étrange, une lumière irréelle, à certains moments la foule est grouillante, et puis soudain le vide. J'ai cette image d'une jeune mère avec sa poussette, seule dans ce décor de grands immeubles vides, à ce carrefour où plusieurs rues débouchent, il n'y a pas une âme, elle, la poussette, le bébé dedans, et c'est tout. Oui, on peut dire de ce quartier qu'il évoque la solitude, j'y ai tourné en vidéo un film de repérage, il nous a tous nourris, j'ai même un instant pensé à l'intégrer au film."
Dans Coeurs, le personnage incarné par Sabine Azéma est fan d'une émission de télévision mélant variétés et religion. On peut voir dans le film plusieurs extraits de cette émission fictive. Alain Resnais a demandé à un autre réalisateur, Bruno Podalydès, de tourner ces séquences. Grand admirateur de l'auteur de Mon Oncle d'Amérique (avec qui il partage entre autres unê passion pour la bande dessinée), Podalydès avait déjà réalisé la bande-annonce de son film précédent, Pas sur la bouche. Il avait aussi engagé dans Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir deux des piliers de la famille Resnais : Pierre Arditi et Sabine Azéma. C'est d'ailleurs Podalydès que Resnais a choisi pour le remplacer en cas d'incident : en raison de l'âge du cinéaste, 83 ans au moment du tournage, les assurances exigent en effet qu'un "remplaçant" soit nommé, "au cas où"...
Alain Resnais revient sur le choix du titre : "Les titres des pièces d'Alan Ayckbourn sont diaboliquement intraduisibles avec fidélité en français, Private fears in public places comme les autres. J'avais donc dressé une liste de cent quatre propositions, que j'ai soumise à quelques personnes, le mot "coeur" apparaissait dans nombre de ces titres, Coeurs à corps, Coeur à coeur, Coeurs battants etc. J'aurais pu reprendre le titre français du Morocco de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich et Gary Cooper, Coeurs brûlés, mais alors, si les coeurs sont brûlés, le spectateur n'a plus rien à attendre et ça devient un jugement. C'est ainsi que "Coeurs" s'est tout de suite imposé, ce sera au spectateur d'ajouter l'adjectif que lui dictera son état d'âme. J'aime que le spectateur ait sa liberté."
Plusieurs films d'Alain Resnais témoignent de l'amour du cinéaste pour la culture populaire, de la bande dessinée dans I Want to Go Home à l'opérette dans Pas sur la bouche. Coeurs nous révèle le goût du réalisateur pour les séries. Il a en effet demandé à Mark Snow de composer la BO du film, parce qu'il avait été "enthousiasmé" par la musique que celui-ci avait signée pour la série Millenium... "(...) ce compositeur dont j'aime à savoir qu'il est à la fois diplômé de Juilliard School et co-fondateur du New York R'n'Roll Ensemble et que ses compositeurs préférés sont Anton Webern et Pierre Boulez, a écrit pour Coeurs une partition où on retrouve évidemment son sens de l'inquiétude, mais une inquiétude très intérieure, quasi religieuse par instants, rien de clinquant, de tonitruant. Mark Snow a donné -c'est le cas de le dire- son ton au film" Snow est également connu pour avoir composé la musique d'une autre série de Chris Carter, X-files.
Après avoir collaboré avec Renato Berta sur ses trois films précédents, Alain Resnais a fait appel pour la première fois à Eric Gautier, l'un des chefs opérateurs les plus prisés du cinéma français actuel. Né en 1961, Gautier est connu pour son travail avec Arnaud Desplechin (Esther Kahn, Rois et reine), (Olivier Assayas (Les Destinées sentimentales, Clean) et Patrice Chéreau (Intimité, Gabrielle), mais on retrouve aussi son nom au générique de films signés Nicole Garcia, Marion Vernoux, Raoul Ruiz, Claude Berri ou encore Leos Carax. Resnais reste par ailleurs fidèle à d'autres collaborateurs, comme le monteur Hervé De Luze (troisième film en commun), la costumière Jackie Budin et surtout le chef décorateur Jacques Saulnier (quinzième film !).