Il n'est pas de plus mauvaise publicité que de dire du "Caïman" qu'il est un film sur Berlusconi. De plus mauvaise, et de plus fallacieuse. Car du film qui sera finalement tourné, nous n'en voyons que cinq minutes à la fin, didactiques et chiantes comme les pires films de Boisset de la grande époque. Non, le dernier opus de Moretti, qu'il a été obligé par la loi électorale de présenter à la télévision italienne comme un film sur "le chancelier allemand Baumgartner", parle de tout ce qui a toujours été la matière de ses films, à savoir les multiples aspects de sa propre vie.
Il parle du rôle du père d'aujourd'hui, spectateur faisant du lobbying sur l'entraîneur de l'équipe de foot de son fils, au grand désespoir de ce dernier, ou encore angoissé de ne pas comprendre les devoirs de son aîné de 9 ans. Il parle de la difficulté du couple où la tendresse ne suffit plus à remplacer l'amour perdu, de la douleur de la séparation, de la réalité de la jalousie qui s'impose aux accommodements de la raison. Il parle du cinéma italien de ce début de millénaire, où le fait de ne pas être invité aux 90 ans de Dino Risi entraîne des conséquences fatales, où des bureaucrates de la RAI décident de ce qui verra ou non le jour, et où même Bruno choisit le film qu'il ira voir avec ses enfants en fonctions de ses recettes au box-office. Il parle de la télévision, et celle décrite par Moretti est aussi vulgaire que celle dépeinte par Almodovar.
Forcément, il parle quand même de Berlusconi. De comment il a réussi à tuer chez les Italiens de la génération de Moretti la foi en autre chose qu'un progrès qui se résume à la satisafction des ménagères grâce à une programmation télévisée matinale. De l'image qu'il donne à l'étranger, et là nous revoyons le vrai leader de Forza Italia inviter un eurodéputé allemand à jouer le rôle d'un kapo dans un camp de concentration. Grâce à la représentation mentale que Bruno se fait à la lecture du scénario, nous visualisons un premier Berlusconi qui reçoit une mallette bourrée de lires tombée du ciel. Après le vrai à Strasbourg ou devant les juges, nous voyons Michele Placido répéter le rôle avant de se défiler lâchement. et c'est Nanni Moretti lui-même qui endosse le personnage dans le tournage final, comme si le patron de la Fininvest, de Canale Cinque et de l'AC Milan avait réussi à prendre tous les visages de l'Italie contemporaine.
Moretti nous a habitué à ces films capharnaüms, comme dans "Aprile" où il s'imaginait à Hyde Park en train de dénoncer -déjà !- le système Berlusconi ou encore en train de rédiger toutes les lettres de protestation qu'il n'a jamais envoyées. Mais ici, il réussit à donner une fluidité au récit, et la très belle scène où sa femme chante en concert le "Dixit dominus" de Haëndel et qu'il finit par interrompre pour lui crier son reproche et sa souffrance, permet dans un montage parallèle de résumer en quelques plans la mosaïque des actions qui se jouent.
Le film, tourné avant les élections qui ont vu la victoire de la coalition de centre-gauche menée par Romano Prodi, se termine abruptement, comme si la véritable fin restait à écrire par le peuple italien. Même ainsi justifié, ce tête-à-queue final laisse au spectateur un goût d'inachevé, et rompt trop brutalement avec l'harmonie chorale de la narration. Mais ce n'est pas suffisant pour oblitérer la maturité attachante de ce film, vu par plus d'un million d'Italiens.
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